Page:Sulte - Histoires des Canadiens-français, 1608-1880, tome III, 1882.djvu/108

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
92
histoire des canadiens-français

de la même plume, et l’on ne dira point que nous soufflons le froid et le chaud, bien qu’il s’agisse ici de la température.

Ce qu’il faut étudier avant tout, c’est le type canadien, emprunté à la France par le sang et la langue, modifié par le climat, le mode d’existence et les besoins du pays nouveau. Les citations appropriées valent de l’or dans ces matières : « Cette rude saison, écrit M. Rameau, n’était point au Canada si effrayante que l’on veut bien croire ; c’était, au contraire, l’époque des divertissements. Les Français avaient importé dans ce pays, nous l’avons dit, la patrie tout entière, et avec elle la gaîté, la sociabilité, l’entrain traditionnel ; ils avaient conservé avec soin les chroniques populaires, les chansons, les danses de la mère-patrie. Aujourd’hui encore, après plus de deux cents ans d’émigration, le Français entend avec ravissement dans les campagnes du Canada les refrains champêtres qui ont bercé son enfance. Ces chants, mêlés de récits et de danses, jetaient une vive animation au sein des nombreuses familles pendant les veillées ; les journées étaient employées en chasses et en longues courses sur la neige. L’impossibilité de tout travail, jointe à la verve du caractère français, faisait donc de cette saison difficile la véritable saison du plaisir : les relations et les voyageurs américains ne tarissent point d’étonnement, d’admiration et d’éloges sur le bonheur gai et simple de la vie quasi-patriarcale de ces bonnes gens. Ceux-ci du reste, à notre sens, entendaient l’existence beaucoup mieux que leurs voisins, dont les tristes jours de fête, avec leur air désolé, ont été une des causes essentielles de cette morosité américaine, pleine d’ennui, sans être au fond plus vertueuse que notre folle gaîté. Un certain abandon et un peu de joie au cœur sont aussi nécessaires dans la vie humaine que le travail lui-même. Pour faire un homme complet et fort, il faut sans doute une juste mesure dans le goût du plaisir, mais il en faut une aussi dans la contrainte que l’on impose aux ressorts de l’esprit : il faut que ceux-ci puissent se détendre, sous peine d’être faussés ; et il n’est point douteux que cet excès de maussaderie, qui est le fond du caractère américain, ne soit pour une grande part dans l’imperfection disgracieuse de leur intelligence et dans les défauts graves de leur société. L’Anglais n’était point naturellement ainsi ; s’il n’a pas la même gaîté que nous, il a la sienne propre, il a cette humour pretty célébrée par ses vieux chansonniers, par Chaucer, par Walter Scott, et qui n’est point dénuée de charmes. Mais chez l’Américain, le puritanisme, puis ensuite la passion du comptoir, ont dénaturé ces instincts primitifs. Le colon français avait mieux partagé sa vie, et il en a gardé un plus heureux caractère. Si l’on nous objecte qu’il a perdu ainsi bien du temps mieux employé par les Américains, nous répondrons que ce n’est pas même sur un siècle que l’on peut juger l’avenir d’un peuple ; il y a des points, surtout dans le monde moral, où l’on cherche en vain à gagner de l’avance et où le temps est un élément indispensable, qui trouve toujours tôt ou tard son compte. — Le temps est de l’argent — soit, mais il y a du temps qu’il faut savoir perdre, comme il y a des dépenses qu’il faut savoir faire, et de même que l’avare est un mauvais économe, de même aussi ces Harpagons des heures pourraient bien avoir perdu beaucoup de temps tout en croyant en gagner ; ce n’est point un siècle qui suffit à apprécier ces choses, et ce n’est que la suite de l’histoire qui nous