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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

Le second point nous touche de plus près. Écartons l’idée d’une conquête par les armes, car de deux choses l’une, ou les États-Unis nous feraient disparaître en nous annexant de force et alors notre confédération aura vécue, ou les États-Unis se fragmenteront en plusieurs républiques et nous acquerrons par là un poids énorme dans la balance des pouvoirs sur ce continent. Mais si rien de tout cela n’arrive, que deviendrons-nous ? Un fort pays anglais, pas de doute : anglais par la forme du gouvernement, la tradition, le respect, et par le besoin de former partie d’une ligue puissante. Il faut aux peuples, comme aux individus, des alliés — notre allié naturel c’est l’empire britannique. Ainsi, Anglais, Écossais, Irlandais, Allemands, Acadiens et Canadiens-Français nous n’aurons qu’une même tendance : celle que nous faisions entrevoir il y a un instant, dans les autres colonies. En Canada, cette œuvre est déjà très avancée, inutile de le dire.

Le mélange des races ne saurait changer ces prévisions. Le milieu fait tout. La variété des origines rend les groupes moins dolents et n’enlève rien à la compacité du corps en général. Chacun apporte dans la tâche commune ce qui manque à son voisin. C’est folie que de vouloir priver une nation de ses ressources particulières. Les populations uniformes de mœurs et de caractère ont toujours quelque grande faiblesse. Les défauts d’une race sont mitigés par son contact avec les autres races. Les qualités des unes et des autres ressortent pour l’avantage de tous.

En conséquence, nous ne voyons pas que tel ou tel élément soit à craindre parmi nous. Le problème de l’avenir ne roulera point sur cette question. Déjà les Anglais, qui étaient si complètement Anglais il y a trente ans, se qualifient de Canadiens : une génération née sur ce sol a opéré le miracle. Les Irlandais et les Écossais en font autant. Les gens venus de l’Allemagne sont en voie de se transformer de la même manière. Quant aux Canadiens-Français qui ne sait qu’il est malaisé d’en faire des Français de France ?

Notre confédération traverse géographiquement l’Amérique et occupe une zone climatérique semblable à peu près partout. De là identité des intérêts commerciaux, et plus forte cohésion politique. Le péril viendra du cabinet central qui voudra, en toute rencontre dominer les provinces parce qu’il se croira appelé à « faire grand. » Les petites provinces se coaliseront au besoin, remettront sous les yeux du peuple les articles du pacte fédéral et feront reculer les ministres d’Ottawa. La base du contrat dont il s’agit a été la délégation de certains pouvoirs appartenant aux provinces et que celles-ci confiaient au gouvernement central pour les fins d’une administration couvrant tout le territoire. Ces pouvoirs n’appartiennent pas en propre au parlement qui siège dans la capitale — encore moins ce parlement peut-il entraver les libertés provinciales puisqu’il est constitué en fidéicommis et rien de plus. Le jour où l’on oubliera cette vérité, la confédération se désagrégera ; les petits vaincront les gros. Voilà, si nous sommes dans le vrai, la clef de l’avenir. La confédération repose sur l’effort provincial. Il n’est pas plus possible à notre cabinet d’Ottawa de s’assurer une longue existence en contrecarrant les désirs légitimes des groupes placés géographiquement à droite et à gauche de lui et en accaparant leurs privilèges, qu’il n’est profitable à la grandeur de l’Angleterre de contraindre ses colonies.