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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

L’un des principaux seigneurs, Charles Tarieu de Lanaudière, aide-de-camp du gouverneur et grand-voyer de la province, dont la fortune se trouvait obérée par suite de ses voyages en Europe, proposa au conseil (1788) de déclarer les seigneurs propriétaires absolus de leurs terres. Le pays tout entier s’en émut. C’était le renversement du système de tenure établi sous le régime français.

MM. de Bonne, de Saint-Ours, Juchereau-Duchesnay, de Belestre, Taschereau, Bédard, Panet, Berthelot et Dunière, seigneurs eux-mêmes, combattirent ce projet, qui fut mis de côté. La plupart des servitudes que M. de Lanaudière énuméraient à l’appui de sa proposition n’existaient plus ou n’avaient jamais existées en Canada.

Cette démarche des seigneurs était à la fois juste et politique. Ils craignaient de perdre leur prestige en appuyant M. de Lanaudière. Les gouverneurs pensaient de même. Murray le premier avait compris la nécessité de faire bonne mine à la noblesse ou à ce qui en tenait lieu dans la colonie ; de son côté, cette classe instruite comprenait qu’elle tenait le milieu entre le peuple et les gouvernants, et elle avait bien soin de cultiver l’esprit public qui lui prêtait sa force. M. de Gaspé dit : « La société anglaise, peu nombreuse à cette époque, prisait beaucoup celle des Canadiens-Français, infiniment plus que la leur. En effet, les Canadiens n’avaient encore rien perdu de cette franche et un peu turbulente gaieté de leurs ancêtres…[1] Lord Dorchester a sans cesse traité la noblesse canadienne avec les plus grands égards : il montrait toujours une grande sensibilité en parlant de ses malheurs… Ni la distance des lieux, ni la rigueur de la saison, n’empêchaient les anciens Canadiens qui avaient leurs entrées au château Saint-Louis, à Québec, de s’acquitter de ce devoir : les plus pauvres gentilhommes s’imposaient même des privations pour paraître décemment à cette solennité. Il est vrai de dire que plusieurs de ces hommes, ruinés par la conquête et vivant à la campagne sur des terres qu’ils cultivaient souvent de leurs mains, avaient une mine assez hétéroclite en se présentant au château, ceints de leurs épées, qu’exigeait l’étiquette d’alors. Les mauvais plaisants leur donnaient le sobriquet « d’épétiers, » — ce qui n’empêchaient pas lord Dorchester, pendant tout le temps qu’il fut gouverneur de cette colonie, d’avoir les mêmes égards pour ces pauvres épétiers, dont il avait éprouvé la valeur sur les champs de bataille, que pour d’autres favorisés de la fortune. Cet excellent homme était souvent attendri jusqu’aux larmes à la vue de tant d’infortune. »

Le livre de Ducalvet était toujours commenté et invoqué, souvent avec une hardiesse que toute l’habileté de lord Dorchester ne parvenait point à restreindre. Il était visible d’ailleurs que l’Angleterre inclinait du côté des réformes et chaque fois qu’elle faisait un pas dans ce sens, les Canadiens agrandissaient leur programme, dans l’espoir d’obtenir davantage. Des changements politiques s’annonçaient petit à petit, à la suite des pétitions de la classe anglaise, contredites invariablement par les requêtes des Canadiens. La presse ne restait pas inactive : on imprimait des brochures ; les gazettes des États-Unis croisaient le

  1. Les habitants ne l’ont pas perdue, mais les seigneurs ont fini par prendre les manières anglaises.