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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

leur crime était d’avoir été à la Martinique, dans un navire américain, pour terminer quelques affaires de commerce. »

Le clou de la situation, comme on dit en terme de théâtre, fut la prise du colonel McLane, du Rhode-Island, qui, après avoir ourdi un complot pour égorger les garnisons anglaises, alla se faire pincer à Québec, fut jugé avec éclat, pendu, et son supplice entouré d’un appareil propre à effrayer le peuple. Ses dénonciateurs furent largement récompensés.

Ce qui ne manque pas d’être curieux c’est que la Gazette de Québec se plaisait à reproduire des articles des journaux de Paris préconisant les idées nouvelles. On ne l’inquiétait pas. Un Canadien-Français n’eut jamais rencontré pareille tolérance, car, dit encore M. de Gaspé, nous étions French et bad subjects.

En 1796, il y eut à Montréal quelques troubles politiques sans conséquence. On fit sortir les troupes et tout se calma, du moins à la surface.

« L’opinion qui prévaut le plus sur le Canada, parmi les officiers, dit La Rochefoucauld, est que ce pays n’est et ne sera jamais qu’une charge onéreuse pour l’Angleterre ; qu’il lui serait plus avantageux de le déclarer indépendant que de l’entretenir colonie anglaise à tant de frais. Ils disent que les Canadiens ne seront jamais un peuple attaché à l’Angleterre ; qu’ils laissent à chaque instant percer leur attachement pour la France, tout en convenant qu’ils sont mieux traités par le gouvernement anglais ; que s’il fallait lever une milice pour marcher en temps de guerre, la moitié ne s’armerait pas contre les Américains, aucun peut-être contre les Français ; que c’est donc une grande erreur du gouvernement anglais de tant dépenser pour un pays qui tôt ou tard abandonnera l’Angleterre, et qui, lui fût-il attaché, ne lui sera pas utile longtemps. » Le même auteur affirme que les Canadiens refusent de s’enrôler contre les Français, mais qu’ils consentiraient volontiers à prendre du service contre les Américains. Il ajoute que ce n’est « l’effet d’aucune suscitation jacobine, car, en même temps, on assure que les émissaires de la Convention se plaignaient de ce que le caractère canadien ne prêtait à aucune insurrection ; c’est donc que leur disposition naturelle et habituelle n’a pas encore été changée ; ni par le temps, ni par la douceur du gouvernement anglais. L’idée de liberté, d’indépendance est, dans les rapports politiques, au-dessus de leur entendement ; ils ne payent point d’impôts, vivent bien : que pourrait leur raison réfléchissante désirer de plus ? Ils connaissent même si peu les principes de la liberté qu’ils ont vu avec peine, chez eux, l’établissement du jury ; qu’ils y ont mis opposition, et que les jurés civils n’y sont point encore en usage.[1] Mais ils aiment la France ; ce nom tient une grande place dans leur souvenir. Un Français est pour eux quelque chose de très supérieur à un Anglais, qui est son ennemi. Les Français sont (pour eux) le premier peuple du monde, puisque, attaqués par le monde entier, ils battent et repoussent le monde entier. Les Canadiens se croyent Français, s’appellent Français ; la France (disent-ils) est leur patrie. Certes, il est impossible de ne pas trouver ces sentiments estimables et touchants, surtout quand on est Français, et

  1. M. de Tocqueville a aussi écrit et radoté à son aise sur ce sujet.