Page:Tacite - Œuvres complètes, traduction Burnouf, 1863.djvu/46

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
16
annales, livre i.

ils chassent les tribuns et le préfet de camp, pillent leurs bagages, et tuent le centurion Lucillius, que, dans leurs plaisanteries militaires, ils avaient surnommé Encore une, parce qu’après avoir rompu sur le dos d’un soldat sa verge de sarment[1], il criait d’une voix retentissante qu’on lui en donnât encore une, et après celle-là une troisième. Les autres centurions échappèrent en se cachant; un seul fut retenu, Julius Clémens, qui, par facilité de son esprit, sembla propre à porter la parole au nom des soldats. Enfin les légions elles-mêmes se divisèrent, et la huitième allait en venir aux mains avec la quinzième pour un centurion nommé Sirpicus[2], que celle-ci défendait tandis que l’autre demandait sa mort, si la neuvième n’eût interposé ses prières, appuyées de menaces contre ceux qui les repousseraient.

XXIV. Instruit de ces mouvements, Tibère, quoique impénétrable et soigneux de cacher surtout les mauvaises nouvelles, se décide à faire partir son fils Drusus avec les premiers de Rome et deux cohortes prétoriennes. Drusus ne reçut pas d’instructions précises : il devait se régler sur les circonstances. Les cohortes furent renforcées de surnuméraires choisis. On y ajouta une grande partie de la cavalerie prétorienne, et l’élite des Germains que l’empereur avait alors dans sa garde. Le préfet de prétoire Elius Séjanus, donné pour collègue à son père Strabon, et tout-puissant auprès de Tibère, partit aussi, pour être le conseil du jeune homme et montrer de loin à chacun les faveurs et les disgrâces. À l’approche de Drusus, les légions, par une apparence de respect, allèrent au-devant de lui, non toutefois avec les signes ordinaires d’allégresse, ni parées de leurs décorations, mais dans la tenue la plus négligée, et avec des visages qui, en affectant la tristesse, laissaient percer la révolte.

XV. Lorsqu’il fut entré dans le camp, elles s’assurèrent des portes et distribuèrent à l’intérieur des pelotons armés : le reste environna le tribunal d’un immense concours. Drusus était debout, et de la main demandait le silence. Les soldats, enhardis par la vue de leur nombre, poussaient des cris menaçants; puis tout à coup, en regardant César, ils s’intimidaient : c’était tour à tour un murmure confus, d’horribles

  1. Le cep de vigne était la marque distinctive des centurions. C’est avec cette verge qu’ils châtiaient les soldats coupables ou indociles.
  2. Sirpicus paraît venir de sirpus ou scirpus, jonc. Peut-être le centurion dont il s’agit se servait-il de jonc, au lieu de vigne, pour frapper le soldat.