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annales, livre i.

si la troupe qui accompagnait Drusus ne fût accourue pour le sauver.

XXVIII. La nuit était menaçante et aurait enfanté des crimes, si le hasard n’eût tout calmé. On vit, dans un ciel serein, la lune pâlir tout à coup. Frappé de ce phénomène, dont il ignorait la cause, le soldat crut y lire l’annonce de sa destinée. Cet astre qui s’éteignait lui parut l’image de sa propre misère ; il conçut l’espoir que ses vœux seraient accomplis, si la déesse reprenait son majestueux éclat. Ils font donc retentir l’air du bruit de l’airain, du son des clairons et des trompettes[1] ; tour à tout joyeux ou affligés, suivant qu’elle apparaît plus brillante ou plus obscure. Enfin des nuées qui s’élèvent la dérobent à leurs regards, et ils la croient ensevelie pour jamais dans les ténèbres. C’est alors que, passant, par une pente naturelle, de la frayeur à la superstition, ils s’écrient en gémissant que le ciel leur annonce d’éternelles infortunes, et que les dieux ont horreur de leurs excès. Attentif à ce mouvement des esprits, et persuadé que la sagesse devait profiter de ce qu’offrait le hasard, Drusus ordonna qu’on parcourût les tentes. Il fait appeler le centurion Clémens, et avec lui tous ceux qui jouissaient d’une popularité honnêtement acquise. Ceux-ci se mêlent parmi les soldats chargés de veiller sur le camp ou de garder les portes ; ils invitent à l’espérance, ils font agir les craintes : "Jusques à quand assiégerons-nous le fils de notre empereur ? Quel sera le terme de nos dissensions ? Prêterons-nous serment à Percennius et à Vibulénus ? Sans doute Percennius et Vibulénus donneront au soldat sa paye, des terres aux vétérans ! Ils iront, à la place des Nérons et des Drusus, dicter des lois au peuple romain ! Ah ! plutôt, si nous avons été les derniers à faillir, soyons les premiers à détester notre faute. Ce qu’on demande en commun se fait attendre ; une faveur personnelle est obtenue aussitôt que méritée." Après avoir ainsi ébranlé les esprits et semé de mutuelles défiances, ils détachent les jeunes soldats des vieux, une légion d’une autre. Alors l’amour du devoir rentre peu à peu dans les cœurs ; les veilles cessent aux por-

  1. Les éclipses de la lune étaient imputées à des maléfices, et les peuples s’efforçaient de la secourir par des bruits confus et tumultueux. Ils s’imaginaient que les cris des hommes, le son retentissant de l’airain et des trompettes, empêcheraient la déesse d’entendre les enchantements de la magicienne qui essayait de la faire descendre sur la terre.