Page:Tacite - Œuvres complètes, traduction Burnouf, 1863.djvu/70

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autour des aigles, qu’on ne pouvait ni porter à travers une grêle de traits, ni planter sur un sol fangeux. Cécina, en soutenant le courage des siens, eut son cheval tué sous lui. Il tomba et allait être enveloppé, sans la résistance de la première légion. L’avidité de l’ennemi, qui laissa le carnage pour courir au butin, permit aux légions d’atteindre, vers le soir, un terrain découvert et solide. Mais la fin de leurs maux n’était pas venue : il fallait élever des retranchements et en amasser les matériaux. Les instruments propres à remuer les terres et à couper le gazon étaient perdus en grande partie. On n’avait plus ni tentes pour les soldats, ni médicaments pour les blessés : pendant qu’on se partageait quelques vivres souillés de sang et de boue, l’horreur de cette nuit funeste, l’attente d’un lendemain qu’on croyait le dernier pour tant de milliers d’hommes, remplissaient le camp de lamentations.

LXVI. Le hasard voulut qu’un cheval, ayant rompu ses liens et fuyant épouvanté par le bruit, renversât quelques hommes sur son passage. L’effroi devint général : on crut que les Germains avaient pénétré dans le camp ; et chacun se précipita vers les portes, principalement vers la décumane[1], qui étant du côté opposé à l’ennemi, paraissait la plus sûre pour la fuite. Cécina, qui avait reconnu que c’était une fausse alarme, essayait vainement d’arrêter les fuyards : ni ses ordres, ni ses prières, ni son bras, ne pouvaient les retenir. Enfin la pitié les retint : il se coucha en travers de la porte, et les soldats n’osèrent marcher sur le corps de leur général. En même temps les tribuns et les centurions les détrompèrent sur le sujet de leur frayeur.

LXVII. Alors il les rassemble sur la place d’armes, et, après leur avoir ordonné de l’écouter en silence, il les avertit de ce qu’exigent le temps et la nécessité. « Ils n’ont de salut que dans les armes ; mais la prudence doit en régler l’usage : il faut rester dans le camp jusqu’à ce que les barbares, espérant le forcer, soient au pied des remparts; alors ils sortiront de tous les côtés à la fois, et cette sortie les mène au Rhin. En fuyant,

  1. Les camps romains étaient carrés et avaient une porte au milieu de chaque face. Celle qui était à la tête du camp, vis-à-vis de la tente du général, s’appelait la porte prétorienne : c’est par là que l’armée sortait pour la marche ou pour le combat. La décumane était du côté opposé : on la nommait ainsi, comme la plus voisine de la dixième cohorte de chaque légion.