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L’ANCIEN RÉGIME


petit nombre, l’autorité, les honneurs, l’argent, le loisir, la bonne chère, les plaisirs du monde, les comédies de société ; de l’autre, pour le grand nombre, l’assujettissement, l’abjection, la fatigue, l’enrôlement par contrainte ou surprise, nul espoir d’avancement, six sous par jour[1], un lit étroit pour deux, du pain de chien, et, depuis quelques années, des coups comme à un chien[2] ; d’un côté est la plus haute noblesse, de l’autre est la dernière populace. On dirait d’un fait exprès pour assembler les contrastes et aigrir l’irritation. « La médiocrité de la solde du soldat, dit un économiste, la manière dont il est habillé, couché et nourri, son entière dépendance, rendraient trop cruel de prendre un autre homme qu’un homme du bas peuple[3]. » En effet, on ne va le chercher que dans les bas-fonds. Sont exempts du tirage, non seulement tous les nobles et bourgeois, mais encore tous les employés de l’administration des fermes et des ponts et chaussées, « tous les garde-chasse, garde-bois, domestiques et valets à gages des ecclésiastiques, des communautés, des maisons religieuses, des gentilshommes, des nobles[4] », et même des bourgeois vivant noblement, bien mieux.

  1. En 1789, la paye avait été portée à 7 sous 4 deniers, sur lesquels on retenait 2 sous 6 deniers pour le pain. (Mercure de France, 7 mai 1791.)
  2. Aubertin, 345. Lettre du comte de Saint-Germain (pendant la guerre de Sept Ans). « La misère du soldat est si grande, qu’elle fait saigner le cœur ; il passe ses jours dans un état abject et méprisé, il vit comme un chien enchaîné qu’on destine au combat. »
  3. Tocqueville, 190, 191.
  4. Archives nationales, H, 1591.