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LES GOUVERNÉS


des bienfaiteurs et des fidèles. — Sous l’enseignement des maîtres, les disciples étaient devenus philanthropes ; d’ailleurs l’aménité des mœurs conduisait les âmes à la compassion et à la bienveillance, « Ce que craignaient le plus les hommes opulents, c’était de passer pour insensibles[1]. » On s’occupait des petits, des pauvres, des paysans ; on s’ingéniait pour les soulager ; on se prenait de zèle contre toute oppression, et de pitié pour toute infortune. Ceux-là mêmes, qui, par office, étaient tenus d’être durs, tempéraient, par des interprétations ou par du relâchement, la dureté de leur office. « Dix ans avant la Révolution, dit Rœderer[2], les tribunaux criminels en France ne se ressemblaient plus… Leur ancien esprit était changé… Tous les jeunes magistrats, et je puis l’attester, puisque j’en étais un moi-même, jugeaient plus d’après les principes de Beccaria que d’après les lois. » — Quant aux hommes en autorité, administrateurs et commandants militaires, impossible d’être plus patients, plus ménagers du sang humain ; de ce côté aussi, leurs qualités se tournaient en défauts, puisque, par excès d’humanité, ils étaient incapables de maintenir l’ordre public : on a vu leur altitude en face des émeutes, de 1789 à 1792. Même quand ils avaient la force en main, parmi les pires insultes et les dangers mortels, ils répugnaient à se servir de la force ; ils ne pouvaient se résoudre à répri-

  1. Lacretelle, Histoire de France au dix-huitième siècle, V, 2. — L’Ancien Régime, tome I, 254, tome II, 154.
  2. Morellet, Mémoires, I, 166 (Lettre de Rœderer à la fille de Beccaria, 20 mai 1797).