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OBJET ET MÉRITES DU SYSTÈME


vilèges d’autrui qui lui faisaient tort, sans songer que ses privilèges faisaient tort à autrui, chacun voulant, dans le gâteau public, diminuer la part d’autrui et garder la sienne, tous d’accord pour alléguer le droit naturel et pour réclamer ou accepter en principe la liberté et l’égalité, mais tous d’accord par un malentendu, unanimes seulement pour détruire et laisser détruire[1], tant qu’enfin, l’attaque étant universelle et la défense étant nulle, c’est l’ordre social tout entier qui périt avec ses abus.

Aussitôt les mêmes abus avaient reparu, et la justice distributive manquait dans la France révolutionnaire encore plus que dans la France monarchique. Par une transposition soudaine, les préférés de l’ancien régime étaient devenus les disgraciés, et les disgraciés de l’ancien régime étaient devenus les préférés ; la faveur injuste et la défaveur injuste avaient subsisté, en changeant d’objet. Avant 1789, la nation subissait une oligarchie de nobles et de notables ; depuis 1789, elle subissait une oligarchie de jacobins, grands ou petits. Avant la Révolution, il y avait en France trois ou quatre cent mille privi-

    les unes aux autres ; les droits qui découragent l’industrie ; ceux dont le recouvrement exige des frais excessifs et des préposés innombrables. »

  1. Comte de Ségur, Mémoires, III, 591. En 1791, à son retour de Russie, son frère lui dit en parlant de la Révolution : « Tout le monde d’abord en a voulu… Depuis le roi jusqu’au plus petit particulier du royaume, tout le monde y a plus ou moins travaillé : l’un lui permettait d’avancer jusqu’à la boucle de son soulier ; l’autre, jusqu’à sa jarretière ; celui-là, jusqu’à la ceinture ; celui-ci, jusqu’à l’estomac ; j’en vois qui ne seront contents que lorsqu’ils en auront par-dessus la tête. »