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LA RÉVOLUTION


solument « exterminer » le guichetier négligent et l’eût fait, sans « les supplications des détenus eux-mêmes ». Lorsqu’un prisonnier est acquitté, gardes et tueurs, tout le monde l’embrasse avec transport ; pendant plus de cent pas, Weber passe d’accolade en accolade ; on applaudit « à outrance ». Chacun veut faire la conduite au prisonnier : le fiacre de Maton de la Varenne est envahi, il y a des gens « perchés sur le siège du cocher, aux portières, sur l’impériale, et sur le derrière de la voiture[1] ». — Quelques-uns même ont des accès de délicatesse étranges. Deux tueurs, encore couverts de sang et qui ramènent le chevalier de Bertrand, insistent pour monter avec lui, afin de contempler la joie de sa famille ; après leur terrible besogne, ils ont besoin de se délasser par des émotions douces. Une fois entrés, ils attendent au salon, discrètement, jusqu’à ce qu’on ait préparé les dames ; le bonheur dont ils sont témoins les attendrit ; ils restent longtemps, refusent l’argent, et s’en vont en disant merci[2]. — Plus étranges encore sont les vestiges

  1. Weber, II, 265. — Jourgniac-Saint-Méard, 129. — Maton de la Varenne, 155.
  2. Moore, 267. — Cf. Malouet, II, 240. Malouet, le 1er  septembre au soir, était chez sa belle-sœur ; visite domiciliaire à minuit ; elle s’évanouit en entendant monter la patrouille : « Je les priai de ne pas entrer dans le salon, pour ménager la pauvre malade. La vue d’une femme évanouie, d’une figure agréable, les attendrit. Ils sortirent aussitôt, en me laissant auprès d’elle. » — Beaulieu, Essais, I, 108 (à propos de deux tueurs de l’Abbaye qu’il rencontre chez Jourgniac-Saint-Méard et qui causent avec lui en lui faisant la conduite). : « Ce qui me frappa, c’est qu’à travers leurs propos féroces j’aperçus des sentiments généreux, des hommes décidés à tout entreprendre pour protéger ceux dont ils avaient embrassé la cause. »