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LA RÉVOLUTION


même à mon père. — Il y a là deux mots nouveaux[1], qui expriment deux idées inconnues aux anciens, l’une et l’autre de sens profond et de portée infinie. Par elles, comme un bourgeon qui s’isole de la tige et pousse à part sa racine propre, l’individu s’est détaché de la communauté primitive, clan, famille, caste ou cité, dans laquelle il vivait indistinct et confondu ; il a cessé d’être un organe et un appendice ; il est devenu une personne. — La première de ces idées est d’origine chrétienne, la seconde d’origine féodale, et les deux, ajoutées bout à bout, mesurent la distance énorme qui sépare une âme antique d’une âme moderne.

Seul en présence de Dieu, le chrétien a senti fondre en lui, comme une cire, tous les liens qui mêlaient sa vie à la vie de son groupe ; c’est qu’il est face à face avec le juge, et ce juge infaillible voit les âmes telles qu’elles sont, non pas confusément et en tas, mais distinctement, une à une. À son tribunal, aucune n’est solidaire d’autrui ; chacune ne répond que de soi ; ses actes seuls lui sont imputés. Mais ces actes sont d’une conséquence infinie ; car elle-même, rachetée par le sang d’un Dieu, est d’un prix infini ; par suite, selon qu’elle aura ou n’aura pas profité du sacrifice divin, sa récompense ou

  1. Ces deux mots n’ont pas d’équivalents exacts en grec ni en latin, Conscientia, dignitas, honos ont une nuance différente. On sentira mieux cette nuance en notant les alliances des deux mots modernes, délicatesse de conscience, scrupules de conscience, mettre son honneur à ceci ou à cela, se piquer d’honneur, les lois de l’honneur, etc. Les termes techniques de la morale antique : le beau, l’honnête, le souverain bien, etc., indiquent des idées d’un autre ordre et d’une autre origine.