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LA RÉVOLUTION


faire tuer sur la brèche[1] : quand cet honneur militant se met au service de la conscience[2], il devient la vertu même. — Telles sont aujourd’hui les deux idées maîtresses de notre morale européenne[3] : par l’une, l’individu s’est reconnu des devoirs dont rien ne peut l’exempter ; par l’autre, il s’est attribué des droits dont rien ne peut le priver : sur ces deux racines, notre

  1. Aux États-Unis, la morale est surtout fondée sur les idées puritaines ; néanmoins, on y trouve une trace très profonde, plus profonde qu’ailleurs, des idées féodales : c’est la déférence publique envers les femmes ; les égards qu’on a pour elles sont tout à fait chevaleresques et presque excessifs.
  2. Notez, à ce point de vue, chez la femme moderne, les préservatifs de la vertu féminine. Le sentiment du devoir est un premier gardien de la pudeur ; mais il a un auxiliaire plus fort que lui, je veux dire l’honneur, ou orgueil intime.
  3. La morale varie, mais suivant une loi fixe, comme une fonction mathématique. Chaque société a ses éléments, sa structure, son histoire, ses alentours qui lui sont propres, et partant ses conditions vitales qui lui sont propres. Dans la ruche, sitôt que l’abeille reine est choisie et fécondée, cette condition est le massacre des femelles rivales et des mâles inutiles (Darwin). En Chine, c’est l’autorité paternelle, l’éducation littéraire et l’observation des rites. Dans la cité antique, c’était l’omnipotence de l’État, l’éducation gymnastique et l’esclavage. En chaque siècle et chaque pays, ces conditions vitales sont exprimées par des consignes plus ou moins héréditaires, qui prescrivent ou interdisent telle ou telle classe d’actions. Quand l’individu pense à l’une de ces consignes, il se sent obligé ; quand il y manque, il a des remords : le conflit moral est la lutte intérieure qui s’engage entre la consigne générale et le désir personnel. Dans notre société européenne, la condition vitale, et partant la consigne générale, est le respect de chacun pour soi et pour les autres (y compris les femmes et les enfants). Cette consigne, nouvelle dans l’histoire, a sur les précédentes un avantage singulier : chaque individu, étant respecté, peut se développer selon sa nature propre, partant inventer en tous sens, produire en tout genre, être utile à soi-même et aux autres de toutes façons, ce qui rend la société capable d’un développement indéfini.