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LES GOUVERNANTS

À de pareils signes, le médecin reconnaîtrait à l’instant un de ces fous lucides que l’on n’enferme pas, mais qui n’en sont que plus dangereux[1] ; même il dirait le nom technique de la maladie : c’est le délire ambitieux, bien connu dans les asiles. — Deux prédispositions, la perversion habituelle du jugement et l’excès colossal de l’amour-propre[2], en sont les sources, et nulle part ces sources n’ont coulé plus abondamment que dans Marat. Jamais homme, après une culture si diversifiée, n’a eu l’esprit si incurablement faux. Jamais homme, après tant d’avortements dans la spéculation et tant de méfaits dans la pratique, n’a conçu et gardé une si haute idée de lui-même. En lui, chacune des deux sources vient grossir l’autre : ayant la faculté de ne pas voir les choses telles qu’elles sont, il peut s’attribuer de la vertu et du génie ; persuadé qu’il a du génie et de la vertu, il prend ses attentats pour des mérites, et ses lubies pour des vérités. — Dès lors et spontanément, par son propre cours, la maladie se complique : au délire ambitieux s’ajoute la manie des persécutions. En effet, des vérités évidentes ou prouvées, comme celles qu’il apporte, devraient, du premier coup, éclater en public ; si elles font long feu et s’éteignent, c’est que des ennemis ou des envieux ont marché dessus ; manifestement, on a

  1. Cf. Trélat, la Folie lucide.
  2. Chevremont, II, 81. « Peu après la prise de la Bastille, ayant à combattre la municipalité parisienne, je lui déclarai que j’étais l’œil du peuple et que je croyais ma plume plus nécessaire au triomphe de la liberté qu’une armée de 100000 hommes. »