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LA RÉVOLUTION


qui, dans ces âmes terrassées, puisse, par une peur plus grande, surmonter l’habitude invétérée de la peur. Plus tard, comme on demandait à Siéyès ce qu’il avait fait en ce temps-là : « J’ai vécu », répondit-il. Effectivement, lui et les autres, ils se sont réduits à cela, ils ont obtenu cela à tout prix, à quel prix[1] ! Ses notes secrètes, encore imprégnées de ses dégoûts quotidiens, ses croquis intimes le disent[2]… « Au comité du 20 mars, Paillasse, demi-ivre, dissertant sur le plan de la guerre et examinant le ministre par interrogats et censure. Le malheureux ministre, échappant aux questions par une réponse de café et l’historique des campagnes. Ce sont là les hommes chargés de conduire les affaires et de sauver la République ! — H…, dans sa distraction ; il avait l’air d’un drôle bien heureux qui sourit au coquinisme de ses pensées. — Ruit irrevocabile vulgus… Jusque datum sceleri. » — « Vous vous tai-

  1. La Fayette, Mémoires, IV, 330 : « Enfin arriva le 9 thermidor ; on ne le dut pas aux honnêtes gens ; leur terreur était telle qu’un député estimé, à qui un de ses collègues avait dit sans témoin : Jusques à quand souffrirons-nous cette tyrannie ? en eut la tête renversée au point de le dénoncer. »
  2. Sainte-Beuve, Causeries du Lundi, V, 209 (Papiers inédits de Siéyès). — Moniteur, XVIII, 631. Exemple de l’effroi et du style dans lesquels se laissaient tomber les hommes les plus éminents, entre autres le célèbre chimiste Fourcroy, député, plus tard conseiller d’État et ministre de l’instruction publique. Aux Jacobins, le 18 brumaire an II, on l’accuse de trop peu parler à la Convention, et il répond : « Après vingt ans de travaux, je suis parvenu, en professant la médecine, à nourrir le sans-culotte mon père et les sans-culottes mes sœurs… Sur le reproche que m’a fait un membre de donner aux sciences la majeure partie de mon temps…, on ne m’a vu que trois fois au Lycée des Arts, et cela dans l’intention de le sans-culottiser. »