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LA RÉVOLUTION


fumée d’holocauste que le despote brûle sur son propre autel ; dans ce sacrifice quotidien, il est à la fois l’idole et le prêtre, et s’offre des victimes pour avoir conscience de sa divinité. — Tel est Saint-Just, d’autant plus despote qu’il appuie sa qualité de représentant en mission sur sa qualité de membre du Comité de Salut public ; pour trouver des âmes tendues au même ton que la sienne, il faut sortir du monde moderne, remonter jusqu’à un Caligula, chercher en Égypte, au dixième siècle, un calife Hakem[1]. Lui aussi, comme ces deux monstres, mais avec des formules différentes, il se croit dieu ou vice-dieu sur la terre, investi d’arbitraire par la vérité qui s’est incarnée en lui, représentant d’une puissance mystérieuse, illimitée et suprême, qui est le peuple en soi ; pour représenter dignement cette puissance, il faut avoir l’âme d’un glaive[2]. L’âme de Saint-Just est cela, n’est que cela : ses autres sentiments ne servent plus qu’à la faire telle ; les métaux divers qui la composaient, la sensualité, la vanité, tous les vices, toutes les ambitions, toutes les frénésies et mélancolies de sa jeunesse, se sont amalgamées violemment et fondues ensemble dans le moule révolutionnaire, pour prendre la forme et la rigidité d’un acier tranchant. Supposez un glaive vivant, qui sente et veuille conformément à sa trempe et à sa structure ; il lui plaira d’être brandi, il

  1. Pour Caligula, voir les récits de Suétone et de Philon. — Pour Hakem, voir l’Exposé de la religion des Druses, par H. de Sacy.
  2. Discours de Saint-Just à la Convention, 26 février 1794 : « Ce qui constitue une république, c’est la destruction totale de ce qui lui est opposé. »