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CORRESPONDANCE

des occupations élevées et sérieuses ; j’espère que, dans quelque situation que la fortune te place, tu conserveras le sens des couleurs, de la lumière, des formes, de la poésie, de toutes les choses qui peuvent élever l’esprit au-dessus des vulgarités insipides de la vie ordinaire. Mais, ma chère enfant, je ne puis que répéter ce que j’ai dit si souvent. Sais-tu si tu es une artiste ? Tu auras un charmant talent de société, une noble et agréable occupation dans ton intérieur. N’est-ce pas mieux que de ramper dans la foule des peintres hommes et femmes ? Souviens-toi qu’il y a en France dix ou douze mille de ces personnes ; peux-tu espérer prendre une place prééminente ? Tu as une santé délicate, tu es une femme, et une honnête femme, tu ne peux pas faire les études qui seraient nécessaires pour gagner un nom dans l’art ; tu ne peux pas avoir la vie tempétueuse, mobile et licencieuse sans laquelle l’imagination languit et le génie défaille. Je t’en prie, considère tout ceci ; je sais que toutes ces paroles sont des blessures pour toi et que je trouble un rêve très charmant. Mais c’est par amité et affection. Tu ne connais pas le monde ; tu ne peux pas comparer la vie combattante, troublée, misérable de ceux qui essaient d’émerger du niveau ordinaire à la vie tranquille et heureuse de ceux qui demeurent dans la voie usuelle et ornent avec des distractions raffinées l’uniformité du chemin. Je me repens quelquefois d’avoir pris le premier parti. Il y a des moments de spleen, de timidité, de langueur, dans lesquels je sens que j’aimerais mieux être un tranquille profes-