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VOYAGE EN ITALIE.

elle[1]. Elle mourut avant lui, et il en demeura longtemps « accablé et comme insensé » ; plusieurs années après, il lui restait au cœur un grand chagrin, le regret de n’avoir point à son lit de mort baisé, au lieu de sa main, son front ou sa joue. Le reste de sa vie correspondait à de pareils sentiments. Il s’était « complu aux raisonnements des hommes doctes », et aussi à la lecture des poètes, de Pétrarque, de Dante surtout, qu’il savait presque entier par cœur. « Plût au ciel, écrivait-il un jour, que j’eusse été tel que lui, même au prix d’un sort pareil ! Pour son âpre exil et sa vertu, je donnerais le plus heureux état du monde, » Les livres qu’il préférait étaient ceux où la grandeur est empreinte, l’Ancien et le Nouveau Testament, surtout les terribles et douloureux discours de Savonarole, son maître et son ami, qu’il avait vu attacher au pilori, étrangler, brûler, et dont « la parole vivante était toujours demeurée dans son âme ». Un homme qui sent et vit ainsi ne sait pas s’accommoder à la vie ; il est trop différent. S’il excite l’admiration des autres, il ne se contentera pas lui-même. « Il rabaissait ses ouvrages, ne trouvant jamais que sa main fût arrivée à exprimer l’idée qu’il formait au dedans de lui-même. » Un jour, vieux et décrépit, quelqu’un le rencontra près du Colisée, à pied et dans la neige, et lui demanda ; « Où allez-vous ? — À l’école, pour tâcher d’apprendre quelque chose. » Plus d’une fois le désespoir le prit ; s’étant blessé la jambe, il s’enferma chez lui et voulut se laisser mourir. À la fin, il va jusqu’à se déprendre de lui-même « de cet art qui

  1. Toutes ces expressions sont prises dans les sonnets de Michel-Ange.