Page:Tarde - L’Opposition universelle, Alcan, 1897.djvu/191

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bien vague mesure[1]. Il serait plus exact de remarquer, je crois, que, si la mémoire ramollie du vieillard ne peut presque plus rien retenir de nouveau, elle garde par exception souvent ce qui a trait à sa passion dominante, à son idée fixe, et oublie de son passé aussi bien presque tout ce qui ne se rapporte pas à la passion ou à l’idée qui l’obsède. Cette passion, le jeu, l’avarice, la débauche, l’ivrognerie, qui va sinon se fortifiant de plus en plus, du moins s’établissant et s’immobilisant toujours davantage en lui, est elle-même une objection forte contre la loi de la dissolution psychologique inverse de l’évolution. En effet, c’est là une habitude qui a fait boule de neige tout le long de la vie et ne remonte jamais sa pente. L’homme qui, assez chaste dans sa première jeunesse, amoureux devenu peu à peu libertin, est tombé dans la débauche sénile, ne se dépouille point, en avançant en âge, de cette mauvaise habitude tardivement acquise pour revenir aux habitudes plus austères de ses vingt ans. On ne voit point le vieil avare retourner aux prodigalités passagères de son jeune temps, ni l’ivrogne à la sobriété de son lointain passé. Cette passion, cette monomanie finale, alors même que son apparition a été tardive, sera la dernière chose qui se dissoudra dans l’âme décrépite ; elle persistera in extremis. Il en est de même de la décrépitude morale d’une nation vieillie. La dissolution romaine n’a nullement été l’inverse de l’évolution romaine. Rome déchue n’est point du tout retombée en enfance,

  1. En tous cas, cette opposition purement rythmique ne présenterait qu’une bien vague symétrie ; car il n’est pas douteux que la dissolution de la mémoire, aussi bien que celle de la volonté et du jugement, est d’ordinaire plus précipitée, plus à pic, que ne l’a été l’évolution antérieure, qui a commencé dès la naissance et s’est prolongée jusqu’au seuil de la vieillesse.