Page:Tarde - L’Opposition universelle, Alcan, 1897.djvu/376

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affranchissement[1]. Et voilà pourquoi le christianisme, sorti en partie de ces spéculations gnostiques et retenant toujours quelque chose de cette origine, a outré si étrangement le mépris de la chair, flétri l’amour, et compromis de la sorte, inutilement, son empire sur les âmes. C’est parce qu’il a plu à la pensée spéculative des gnostiques, pour apaiser son besoin de symétrie, d’opposer la Matière et l’Esprit en un Duel éternel et imaginaire.

Il y a aussi une sociologie latente, éminemment manichéenne, chez les grands révolutionnaires, chez Rousseau et chez Robespierre comme chez Luther et Calvin, chez Proudhon, chez Karl Marx : pour eux tous, l’évolution historique se partage en états sataniques et en états divins, en incarnations sociales de l’enfer terrestre ou du paradis terrestre, de l’Iniquité et de la justice, prédestinés à se combattre éternellement. D’autre part, là où s’exprime cette vision utopique d’un avenir de félicité anarchique ou socialiste, qui succède et ressemble au rêve hébraïque du Messie, il n’est pas rare qu’elle suggère par symétrie la notion d’un âge d’or primitif. Les juifs croyaient tout ensemble au messianisme et à l’Eden, de même que Rousseau à la perfection de l’homme pré-social, et à celle de l’homme futur, conforme par hypothèse à ses enseignements. Même chez les sociologues les plus froids,

  1. Chez Origène notamment, ou voit, dit Harnack, « se dégager de l’histoire expérimentale une histoire plus haute, transcendantale, cachée derrière. » Cette histoire nouménale en quelque sorte, prétendue explication de l’histoire phénoménale y a l’avantage de pouvoir être impunément symétrisée ; et c’est précisément celle que beaucoup de nos transformistes s’amusent à nous tracer en élégantes formules, à la suite de Hegel et, plus qu’ils ne croient, à son exemple.