Page:Tarde - L’Opposition universelle, Alcan, 1897.djvu/400

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suffit, pour voir se convertir en un grand Duel de nations ou de partis, les innombrables duels logiques ou téléologiques de personnes privées, dont se compose la vie de tous les jours, que tous ceux qui professent la même opinion ou partagent le même désir, la professent ou la partagent en même temps et acquièrent la conscience de cette simultanéité, de cette identité. On s’est battu pour un iota dans les rues d’Alexandrie parce que les partisans et les adversaires de ce iota l’étaient à la fois et le savaient. Si nos plaideurs français ne se battent pas en batailles rangées à propos de l’interprétation d’un texte juridique, c’est que les nombreux procès où l’une des deux opinions litigieuses est invoquée par l’une des parties et l’autre par l’autre, ont lieu séparément, à des dates différentes, et que les demandeurs ou défendeurs qui sont du même avis ne se connaissent pas. Supposez qu’ils se connaissent et qu’ils plaident à la fois, bientôt il y aura deux camps, et le sang va couler. Le sang coulerait même pour de simples dissidences de langage, pour les questions de vocabulaire et de grammaire les plus simples, si elles étaient agitées simultanément et publiquement. Au temps de Vaugelas, les problèmes de ce genre ont passionné l’opinion.

Quand se fait jour une innovation artistique, en musique, en peinture, en poésie, le monde des artistes et des amateurs se divise en deux partis, ceux qui accueillent cette nouveauté et ceux qui la repoussent. Mais, tant que ces adhésions et ces répugnances se produisent séparément, dans une lecture silencieuse au coin du feu, ou une audition de musique de chambre, devant un tableau que l’on regarde en passant, ce dissentiment reste assez calme et n’éclate pas au dehors. Il