Page:Tarde - L’Opposition universelle, Alcan, 1897.djvu/407

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civique ; mais la première chose, avant d’employer utilement ces vertus, c’était de les déployer fortement quelque part. Or, au début des sociétés, quand nul lien profond n’agrège encore les hommes, quand il n’y a ni agriculture ni art pastoral même, quelle est l’œuvre commune à laquelle un grand nombre d’hommes peuvent prendre part ensemble, en une collaboration simple, facile, aisément extensible, apprenant par là à s’associer, à s’aimer, à se dévouer les uns pour les autres ? Quelle peut être cette œuvre, me demandera-t-on, si ce n’est un fait de guerre offensive ou défensive ? Et je le reconnais, la guerre apprend a l’homme a être beau joueur, à jouer gaiement le tout pour le tout. Elle est le beau risque sur lequel Guyau,écho de Platon, voulait fonder sa morale idéale. Elle est l’école du Devoir et du Dévouement, qui, s’ils doivent la tuer, sont cependant nés d’elle[1]. — Seulement, n’y avait-il pas d’autre école possible du Dévouement et du Devoir ?

Il est certain que, sans la guerre, le cours de l’histoire eut été singulièrement changé. Mais la question est de savoir si le progrès humain eût nécessairement été moindre. Si les Anglo-Saxons n’avaient derrière eux des siècles de piraterie conquérante, ils ne déploieraient pas aujourd’hui l’esprit d’entreprise, l’audace industrielle qui les distingue ; et, en général, si « avoir du caractère » signifie manquer de cœur,

  1. Je passe certains arguments accrédités en faveur de la guerre. Après tout, dit-on, ceux que la guerre a tués seraient morts sans elle, et peut-être plus douloureusement, après les longues déchéances de la décrépitude. Mais le raisonnement serait tout aussi bon en faveur de l’assassinat. Et l’on peut dire pareillement du vol que ceux qu’il dépouille n’auraient pas manqué d’être dépouillés par la mort un jour ou l’autre.