Page:Taxil, Hacks, Le Diable au XIXe siècle, Delhomme et Briguet, 1894.djvu/618

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du salon ; tout le monde s’assied, pose les mains sur la table, mais nous laissons toujours une place vide, et toujours la même, entre ma sœur et moi ; notre ami n’en veut pas d’autre ; il vient s’asseoir sans mot dire, et le guéridon frappe des coups, écrit des phrases, cause avec nous et nous raconte un tas de choses qui se passent loin d’ici. C’est ainsi que nous avons des nouvelles de mes frères en voyage et que nous savons comment ils se portent… Et puis, souvent notre ami nous apporte des fleurs qui nous endorment et nous font rêver à des choses extraordinaires… Enfin, vous le voyez, docteur, c’est un véritable ami… Comment est-il venu chez nous ? nous n’en savons rien. Comme cela ; un soir, c’est ma sœur Juanita qui l’a aperçu la première, mais dans un rayon de lune, noir comme un charbon parmi la lumière d’argent blanc. Nous étions, comme ce soir, mais en famille ; il n’y avait que M. Lopez, et tout le monde sommeillait un peu dans l’obscurité, savourant la fraicheur de la nuit, lorsque tout à coup nous nous réveillâmes en sursaut en entendant Juanita pousser un cri de frayeur terrible… Elle était debout devant son fauteuil, les yeux hagards, le bras tendu vers la fenêtre. Nous regardâmes dans cette direction, et aussitôt ma gorge se serra et j’eus la chair de poule. J’allais crier aussi, lorsque papa, de sa grosse voix de militaire, nous rassura tous. « N’ayez pas peur, voyons, fit-il. M. Lopez et moi, nous connaissons le personnage ; c’est un bon esprit qui nous est envoyé par le Dieu-Bon ; vous savez bien que M. Lopez et moi sommes des médiums. » En effet, papa et M. Lopez s’amusaient depuis quelque temps à faire tourner des tables, comme tout Montevideo d’ailleurs ; mais il faut dire aussi qu’ils n’avaient encore rien obtenu comme manifestation. C’est à croire que ce soir-là, ils avaient mieux opéré… Depuis, le jeune homme est revenu souvent. Nous avons été longtemps, ma sœur et moi, à nous habituer à lui ; mais maintenant c’est fait, et nous n’en avons plus aucune frayeur ; il est, docteur, si bon !

Les deux sœurs m’avaient raconté toute cette histoire debout, s’interrompant mutuellement, et toutes à la joie, le teint animé. À présent, elles étaient là devant moi, la bouche ouverte, un doigt en l’air comme hésitant un instant… Puis :

— Oh ! mais il faut cependant vous dire, continua la cadette : il n’y a qu’une fois où notre ami s’est mis dans une très forte colère. Ce fut contre une de nos domestiques, une négresse. Il parait qu’elle avait voulu lui faire une grosse méchanceté, un jour qu’il traversait sa chambre ; bref, nous avons entendu des cris horribles, comme une lutte, puis plus rien… Nous n’avons plus revu la négresse, depuis. Papa nous a raconté qu’il l’avait renvoyée pour ne pas causer de peine à notre ami qui est si aimable… Puis, il y a des fois encore, lorsqu’on prononce de-