Page:Tchékhov - Salle 6, trad Roche, 1922.djvu/165

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Le vieillard bâilla et fit un signe de croix devant sa bouche.

– Ça ne fait rien…, répéta-t-il. Ton chagrin n’est qu’un demi-chagrin. La vie est longue. Il y aura encore pour toi du bon et du mauvais, de tout ! Grande est notre mère Russie ! dit-il, regardant autour de lui. Je suis allé par toute la Russie ; j’y ai tout vu. Tu dois en croire mes paroles, ma chère ; tu auras du bon et du mauvais. J’ai été à pied en Sibérie ; j’ai été sur l’Amour et sur l’Altaï. En Sibérie j’avais émigré, j’y ai labouré la terre, et puis le mal du pays m’a pris pour notre mère Russie, je suis revenu à mon village. Nous sommes revenus à pied. Je me rappelle, une fois nous étions sur un bateau, j’étais maigre, maigre, tout déchiré, pieds nus ; j’étais gelé ; je suçais une croûte. Un monsieur qui voyageait sur ce bateau (s’il est mort, que Dieu ait son âme !) me regarde avec pitié ; ses larmes coulent : « Ah ! me dit-il, ton pain est noir, tes jours sont noirs !… » Je suis revenu au village, comme on dit, sans pieu ni cour. J’avais une femme ; elle est restée en Sibérie ; on l’y a enterrée. Et maintenant je suis manœuvre. Eh quoi ? Je te le dis : il y a eu ensuite du mauvais et il y a eu du bon. Et je ne veux pas mourir, ma petite ! Je voudrais vivre encore une vingtaine d’années. C’est donc qu’il y a eu plus de bon que de mauvais. Grande est notre mère Russie !… dit-il en regardant