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LA FOIRE AUX VANITÉS

C’était beaucoup de chanter comme un rossignol ou comme mistress Bellington, de danser comme Hillisberg ou Parisot, de broder comme une fée, de mettre l’orthographe comme un dictionnaire ; mais elle possédait surtout un cœur si bon, si enjoué, si tendre, si aimable, si généreux, qu’elle gagnait l’affection de tous ceux qui l’approchaient, depuis la respectable matrone jusqu’à la moindre laveuse, jusqu’à la fille de la marchande de gâteaux, pauvre femme borgne qui avait l’autorisation de vendre sa marchandise une fois par semaine aux demoiselles de La Mall. Amélia comptait douze amies de cœur, douze intimes sur ses vingt-quatre compagnes. L’envieuse miss Briggs elle-même n’avait jamais laissé échapper une mauvaise parole sur son compte. La haute et puissante miss Saltire, petite-fille de lord Dexter, lui trouvait une figure distinguée : et quant à miss Swartz, la riche créole de Saint-Kitt, à l’épaisse chevelure, elle eut un tel accès de larmes qu’on fut obligé d’envoyer chercher le docteur Floss et de l’inonder de vinaigre aromatique. Miss Pinkerton lui témoignait un attachement calme et digne, comme on peut penser, d’après la haute position et les éminentes vertus de cette dame. Quant à miss Jemima, elle avait déjà senti ses yeux se gonfler à plusieurs reprises à la pensée du départ d’Amélia, et n’eût été la crainte de sa sœur, elle se serait laissée aller à des crises violentes comme l’héritière de Saint-Kitt, qui payait d’ailleurs double pension. Un tel luxe de douleur ne pouvait se permettre qu’à des pensionnaires en chambre. Pour l’honnête Jemima, qui avait à veiller aux notes, au blanchissage, au raccommodage, à la fabrication des puddings, à l’argenterie et à la vaisselle… Mais à quoi bon parler d’elle ? car il est probable que nous ne la retrouverons plus d’ici au dénoûment, et quand la grille de fer se sera fermée sur elle et sur sa vénérable sœur, elles ne sortiront guère de leur retraite pour venir se mêler aux personnages de ce récit.

Nos rapports devant être des plus fréquents avec Amélia, il n’est pas inutile de dire, dès cette première entrevue, que c’était une nature douce et bonne par excellence. C’est un grand bonheur, dans la vie et dans ce roman qui abonde surtout en scélérats de la plus noire espèce, d’avoir en notre compagnie une si honnête et si bonne personne. Mais comme ce n’est point une héroïne, je me dispenserai de faire son portrait, car en vérité j’aurais peur que son nez ne fût un peu trop court, que ses