Page:Thackeray - La Foire aux vanites 1.djvu/215

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d’une malheureuse enfant de dix-huit ans, dont l’âme tout entière s’épanouissait en des pensées d’amour ? Pauvre et aimable fleur du toit domestique !… le souffle impétueux de la guerre va aussi vous emporter dans ses tourbillons impitoyables. Oui, Napoléon tente un coup suprême, et le dé fatal qui roule porte avec lui le bonheur de la petite Amélia Sedley.

La fortune de son père fut balayée sans espoir au souffle de ces fatales nouvelles. Tout avait mal tourné pour le pauvre vieillard ; ses dernières opérations avaient échoué ; ses banquiers avaient fait faillite. Les fonds avaient monté quand il pensait les voir baisser. Si le succès est rare et vient lentement, tout le monde sait que les désastres sont rapides et toujours menaçants.

Toutefois, le vieux Sedley avait renfermé sa tristesse en lui-même, et tout semblait marcher comme d’habitude dans cette opulente et paisible demeure. L’excellente mistress Sedley continuait chaque jour à se livrer sans le moindre soupçon à son active oisiveté et à ses futiles occupations. Sa fille s’absorbait de plus en plus dans une tendre et égoïste pensée, en s’isolant du monde qui l’entourait, lorsque la fatale secousse vint ébranler cette digne famille.

Un soir, mistress Sedley préparait des lettres d’invitation pour une fête qu’elle devait donner : les Osborne avait eu la leur ; elle ne pouvait rester en arrière. John Sedley, rentrant très-tard, s’assit sans dire mot au coin du feu, pendant que sa femme bavardait à ses côtés. Quant à Emmy, elle était remontée dans sa chambre, toute triste et tout abattue.

« Notre enfant n’est pas heureuse, hasarda la mère ; Osborne la néglige. Je ne puis souffrir les grands airs de cette famille. Les filles n’ont pas mis le pied ici depuis trois semaines, et George est venu deux fois à la ville sans nous rendre visite. Édouard Dale l’a vu à l’Opéra. Édouard épouserait bien cette chère enfant, j’en suis sûre. Il y a encore le capitaine Dobbin qui ne demanderait pas mieux ; mais j’ai horreur de tous ces militaires. Voyez comme George fait le beau fils et le matamore ! Il faudra apprendre à tous ces gens-là que nous les valons bien. Encouragez le moins du monde Édouard Dale, et vous verrez. Nous aurons une soirée, monsieur Sedley. Mais pourquoi ne répondez-vous pas ? Mon Dieu, qu’est-il arrivé ? »

John Sedley quitta sa chaise pour aller au-devant de sa femme