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LA FOIRE AUX VANITÉS

il adressait ses injures à la foule insouciante de son génie, puis décochait ses traits non moins vifs et quelquefois bien ajustés, contre la sottise de ses confrères les peintres. Comme il était fort mal à l’aise pour subvenir à ses besoins, et que, dans Soho où il vivait, il devait de l’argent à un mille à la ronde, il pensa améliorer sa position en épousant une jeune femme, française d’origine et danseuse de profession. Miss Sharp ne parlait jamais de l’humble condition de sa mère ; mais elle vantait beaucoup la noble et illustre famille des Entrechats, originaires de Gascogne, et tirait vanité d’appartenir à de tels ancêtres. Il est bon de constater que, plus elle avançait dans la vie, plus la race de cette jeune dame gagnait en noblesse et en illustration.

La mère de Rebecca avait fait son éducation on ne sait pas bien où, et sa fille parlait le français avec la pureté des Parisiens. C’était à cette époque une qualité précieuse, et qui valut à Rebecca son entrée chez l’austère miss Pinkerton ; car, sa mère étant morte, son père, qui se trouvait lui-même dans un état désespéré, écrivit à miss Pinkerton, après sa troisième attaque de delirium tremens, une lettre pathétique où il mettait l’orpheline sous sa protection. Peu après il descendit dans la tombe, en laissant deux baillis se débattre sur son corps. Rebecca avait dix-sept ans lorsqu’elle vint à Chiswick. On la traita comme une pensionnaire à bourse entière. Elle était tenue de parler français, et jouissait en retour de l’avantage de vivre là sans rien payer ; et même, moyennant une somme modique par an, elle recueillait des professeurs attachés à la maison quelques bribes d’enseignement.

Petite de taille, vive de tournure, elle était pâle et avait les cheveux d’un blond rouge. Ses yeux, ordinairement baissés, s’ouvraient si larges lorsqu’ils vous regardaient, et prenaient une expression si singulière et si communicative, que le révérend Mr. Crisp, tout frais sorti d’Oxford et vicaire du ministre de Chiswick, le révérend Flowerdow, s’éprit d’amour pour miss Sharp. Un coup d’œil l’avait frappé à mort dans l’église même de Chiswick, un coup d’œil dirigé du banc des pensionnaires au pupitre de lecture. Notre jeune passionné allait prendre le thé chez miss Pinkerton, à laquelle il avait été présenté par sa maman. Il avait même prononcé le mot de mariage dans un billet intercepté, que la marchande de pommes avait été