Page:Thackeray - Mémoires de Barry Lyndon.djvu/101

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de les infliger, et en paix elles étaient plus cruelles qu’en guerre : car lorsque vint la paix, le roi renvoyait ceux de ses officiers qui n’étaient pas nobles, quels qu’eussent été leurs services. Il appelait un capitaine devant la compagnie, et disait : « Il n’est pas noble, qu’il s’en aille. » Nous avions peur de lui, et nous rampions devant lui comme des bêtes sauvages devant leur gardien. J’ai vu les hommes les plus braves de l’armée pleurer comme des enfants d’un coup de canne : j’ai vu un petit enseigne de quinze ans faire sortir des rangs un homme de cinquante, un homme qui avait été à cent batailles, et il s’est tenu présentant les armes en sanglotant et beuglant comme un marmot, tandis que le jeune misérable lui cinglait des coups de bâton sur les bras et les cuisses. Un jour d’action, cet homme osait tout. Il pouvait avoir mis un bouton de travers alors, et personne ne le touchait ; mais quand la brute avait cessé de se battre, ils la poussaient de nouveau, à force de coups de fouet, à l’insubordination. Nous cédions presque tous à ce talisman ; à peine en était-il un qui pût rompre le charme. L’officier français que j’ai dit avoir été pris en même temps que moi était dans ma compagnie, et bâtonné comme un chien. Vingt ans après, je le rencontrai à Versailles, et il devint pâle et défaillant quand je lui parlai des anciens jours. « Pour l’amour de Dieu ! dit-il, ne me parlez pas de ce temps-là ; aujourd’hui même encore, je m’éveille la nuit tremblant et tout en pleurs. »

Quant à moi, après un laps de temps très-court pendant lequel, il faut l’avouer, je tâtai de la canne, comme mes camarades, et après que j’eus trouvé l’occasion de me faire connaître comme un brave et adroit soldat, j’usai du moyen que j’avais adopté dans l’armée anglaise, pour me préserver à l’avenir de toute dégradation de ce genre. Je portais au cou une balle que je ne prenais pas la peine de cacher, et j’expliquai qu’elle était destinée à celui, soldat, ou officier, qui me ferait châtier. Et il y avait quelque chose dans mon caractère qui faisait que mes supérieurs me croyaient ; car cette balle avait déjà servi à tuer un colonel autrichien, et je l’aurais envoyée à un Prussien avec aussi peu de remords. Que m’importaient leurs querelles, ou que l’aigle sous laquelle je marchais eût une ou deux têtes ? Tout ce que je dis, ce fut : « Personne ne me trouvera manquant à mon devoir, mais personne ne mettra jamais la main sur moi. » Et je m’en tins à cette maxime tant que je restai au service.

Je n’ai pas l’intention de faire l’histoire de mes batailles, pas plus au service prussien qu’au service anglais. J’y fis mon devoir aussi bien qu’un autre, et lorsque ma moustache fut d’une