Page:Thackeray - Mémoires de Barry Lyndon.djvu/116

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faire six cents milles de Paris à Turin, pour jouter avec M. Charles Fox, alors le brillant fils de lord Holland, plus tard le plus grand des orateurs et des hommes d’État de l’Europe.

Il fut convenu que je conserverais mon rôle de valet ; qu’en présence des étrangers je ne saurais pas un mot d’anglais ; que j’aurais l’œil sur les atouts, en servant le vin de Champagne et le punch ; et comme j’avais une vue remarquable et une grande aptitude naturelle, je fus promptement à même de prêter à mon cher oncle une grande assistance contre ses antagonistes du tapis vert. Il est des personnes prudes qui pourront affecter de s’indigner de la franchise de ces confessions, mais que le ciel les ait en pitié ! Supposez-vous qu’un homme qui a perdu ou gagné cent mille guinées au jeu se refusera les moyens de succès dont use son voisin ? Ils sont tous les mêmes ; mais il n’y a que les imbéciles qui trichent, qui ont recours aux expédients vulgaires des dés pipés et des cartes biseautées. Un tel homme est sûr de mal finir un jour ou l’autre, et il n’est pas fait pour jouer dans la société d’un galant homme ; l’avis que je donne aux gens qui voient un être aussi vulgaire à l’œuvre est, comme de raison, de parier pour lui quand il joue, mais de ne jamais, au grand jamais, avoir affaire avec lui. Jouez grandement, honorablement ; ne vous laissez point abattre, cela va sans dire, quand vous perdez ; mais, par-dessus tout, ne soyez pas âpre au gain, comme le sont les âmes viles ; et, vraiment, malgré toute l’habileté et les avantages que l’on peut avoir, ce gain est souvent problématique : j’ai vu un véritable ignorant, qui ne savait pas plus le jeu que l’hébreu, vous gagner en quelques coups cinq mille livres, à force de bévues. J’ai vu un gentilhomme et son compère jouer contre un autre qui avait aussi son compère ; on n’est sûr de rien en pareil cas ; et quand on considère le temps et la peine que cela coûte, le génie, l’anxiété, la mise de fonds qu’il faut, le nombre des mauvais payeurs (car on trouve des gens malhonnêtes aux tables de jeu comme partout ailleurs), je dis, pour ma part, que la profession est mauvaise ; et, en effet, j’ai rarement rencontré un homme qui, en fin de compte, y ait fait fortune. J’écris maintenant avec l’expérience d’un homme du monde. À l’époque dont je parle, j’étais un jeune garçon ébloui à l’idée de la richesse, et respectant beaucoup trop, certainement, la supériorité d’âge et de position de mon oncle.

Il n’est pas besoin de particulariser ici les petits arrangements faits entre nous ; les joueurs d’aujourd’hui ne manquent pas d’instruction, je présume, et le public prend peu d’intérêt à la chose. Mais la simplicité était notre secret : tout ce qui réussit