Page:Thackeray - Mémoires de Barry Lyndon.djvu/156

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dame qui, de tout l’univers, était la personne qui paraissait le mieux à portée de les connaître. Mais il vaut mieux en réserver le récit pour un autre chapitre.



CHAPITRE XII.

Contenant la tragique histoire de la princesse de X…


Plus de vingt ans après les événements racontés dans les chapitres qui précèdent, je me promenais avec milady Lyndon dans la Rotonde, au Ranelagh ; c’était en 1790 ; l’émigration de France avait déjà commencé ; les anciens comtes et marquis accouraient en foule sur nos rivages, non pas affamés et misérables comme on les vit peu d’années après, mais non encore inquiétés, et apportant avec eux des signes de leur splendeur nationale. Je me promenais donc avec lady Lyndon, qui, proverbialement jalouse et toujours désireuse de me tourmenter, aperçut une dame étrangère qui évidemment me remarquait, et, comme de raison, me demanda quelle était cette odieuse grosse Hollandaise qui me lançait ainsi des œillades. Je ne la connaissais pas le moins du monde. Il me semblait bien avoir vu ce visage-là quelque part (il était maintenant, comme disait ma femme, énormément gras et bouffi), mais je ne reconnaissais pas sous ces traits une des plus belles femmes de l’Allemagne de son temps.

Ce n’était autre que Mme de Liliengarten, la maîtresse, ou, comme disaient certaines personnes, l’épouse morganatique du vieux duc de X…, père du duc Victor. Elle avait quitté X… peu de mois après la mort du grand-duc, avait été à Paris, à ce que j’appris, où quelque aventurier sans principes l’avait épousée pour son argent ; mais elle n’en avait pas moins conservé son titre quasi royal, et, au grand amusement des Parisiens qui fréquentaient sa maison, prétendait aux honneurs et au cérémonial d’une veuve de souverain. Elle avait un trône dans sa salle d’apparat, et ses domestiques et ceux qui voulaient lui faire leur cour ou lui emprunter de l’argent lui donnaient de l’altesse. Le bruit courait qu’elle buvait copieusement ; ce qu’il y a de certain, c’est que son visage portait toutes les marques de cette habitude, et avait perdu ces roses et cet air de franchise et de bonne humeur dont avait été charmé le souverain qui l’avait anoblie.