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gneurie, en 57, avec miss Goldmore, la riche fille du nabab indien.

En attendant, nous continuâmes de résider à Barryville, et, à considérer l’exiguïté de notre revenu, nous avions un état de maison merveilleux. Dans la demi-douzaine de familles qui formaient la congrégation de Brady’s Town, il n’y avait pas une seule personne dont l’extérieur fût aussi respectable que celui de la veuve, qui, quoique toujours vêtue de deuil, en mémoire de feu son mari, prenait soin que ses habits fussent faits de manière à faire ressortir le plus possible ses avantages, et passait bien, je crois, six heures chaque jour de la semaine à les couper, garnir et ajuster à la mode. Elle avait les plus vastes des paniers, et le plus beau des falbalas, et une fois par mois (sous le couvert de mylord Bagwig) arrivait une lettre de Londres contenant les bulletins de modes les plus nouveaux. Son teint était si éclatant qu’elle n’avait pas à mettre de rouge, comme c’était la mode à cette époque. Non, elle laissait le rouge et le blanc, disait-elle (et le lecteur peut conclure de là combien ces deux dames se haïssaient) à mistress Brady, dont aucun plâtre ne pouvait éclaircir le teint jaune. En un mot, c’était une beauté si accomplie, que toutes les femmes du pays se modelaient sur elle, et que les jeunes gens venaient de dix milles à la ronde à l’église de Castle Brady, rien que pour la voir.

Mais si (comme toutes les autres femmes que j’ai vues dans le monde ou dans les livres) elle était fière de sa beauté, c’est une justice à lui rendre, elle était encore plus fière de son fils, et elle m’a dit mille fois que j’étais le plus beau garçon du monde. C’est affaire de goût. Un homme de soixante ans, néanmoins, peut bien convenir, sans grande vanité de ce qu’il était à quatorze, et je dois dire que je pense que l’opinion de ma mère n’était pas sans quelque fondement. Le plaisir de la bonne âme était de me parer ; et, les dimanches et jours de fête, je sortais en habit de velours avec une épée à poignée d’argent à mon côté, et une jarretière d’or à mon genou, aussi pimpant qu’aucun lord du pays. Ma mère me broda plusieurs vestes splendides, et j’avais quantité de dentelles pour mes manchettes, et un ruban neuf pour mes cheveux, et quand nous nous rendions à pied à l’église le dimanche, l’envieuse mistress Brady elle-même était forcée de reconnaître qu’il n’y avait pas un plus joli couple dans le royaume.

Comme de raison, aussi, la dame de Castle Brady avait coutume de ricaner, parce que, dans ces occasions, un certain Tim, qu’on appelait mon valet, nous suivait, ma mère et moi, à