Page:Thackeray - Mémoires de Barry Lyndon.djvu/17

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l’église, portant un gros livre de prières et une canne, et revêtu de la livrée d’un de nos beaux laquais de Clarges-Street, laquelle, Tim ayant les jambes tortues, ne lui allait pas parfaitement bien. Mais, quoique pauvres, nous étions des gentilshommes, et des sarcasmes ne pouvaient nous faire renoncer à ces distinctions qui étaient l’apanage de notre rang. Nous nous rendions donc à notre banc avec autant d’apparat et de gravité qu’auraient pu le faire la femme et la fille du lord-lieutenant. Une fois là, ma mère donnait les répons et les amen d’une voix haute et digne que c’était plaisir d’entendre ; elle avait, en outre, une belle et forte voix pour le chant, art dans lequel elle s’était perfectionnée à Londres sous un maître à la mode, et elle exerçait son talent de telle sorte que vous auriez eu de la peine à entendre aucune autre des voix de la petite congrégation qui voulaient se joindre au psaume. Continuellement elle nous parlait, aux voisins et à moi, de son humilité et de sa piété, nous les démontrant si bien que j’aurais défié le plus obstiné de ne la point croire.

Quand nous quittâmes Castle Brady, nous vînmes occuper une maison dans Brady’s Town, que maman baptisa Barryville. Je conviens que c’était bien peu de chose, mais vraiment nous en tirâmes grand parti. J’ai fait mention de la généalogie de famille qui était dans le salon, appelé par maman le salon jaune ; ma chambre à coucher était appelée la chambre à coucher rose, et la sienne la chambre orange (comme je me les rappelle bien toutes !) ; et, à l’heure du dîner, Tim sonnait régulièrement une grosse cloche, et nous avions chacun pour boire un gobelet d’argent, et ma mère se vantait avec justice que j’avais à mon côté une bouteille d’aussi bon claret qu’aucun squire du pays. Et je l’avais effectivement, mais il ne m’était pas permis, comme de raison, dans mes tendres années, de boire une seule goutte de ce vin, qui atteignit ainsi un âge considérable, même dans le carafon.

L’oncle Brady (en dépit des querelles de famille) découvrit le fait ci-dessus un jour qu’il vint à Barryville à l’heure du dîner, et qu’il eut le malheur de goûter le vin. Si vous aviez vu comme il cracha et fit la grimace ! Pourtant le digne homme n’était pas difficile pour son vin ni pour la compagnie dans laquelle il le buvait. Il se grisait, ma foi ! indifféremment avec le prêtre protestant ou le prêtre catholique ; avec ce dernier, à la grande indignation de ma mère, car, en vraie Nassauïte, elle méprisait cordialement tous ceux de l’ancienne foi, et c’est tout au plus si elle se serait assise dans la même chambre qu’un de ces aveu-