Page:Thackeray - Mémoires de Barry Lyndon.djvu/171

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

hommes descendaient les degrés, et dit d’un air farouche à la sentinelle : « Soldat, si elle bouge, frappez de votre hallebarde ! » Sur quoi l’homme présenta la pointe de son arme au sein de la princesse ; et celle-ci, effrayée, recula et rentra dans son appartement. « Maintenant, monsieur de Weissenborn, dit le prince, ramassez tous ces papiers. » Et le prince rentra chez lui, précédé de ses pages, et n’en sortit que lorsqu’il eut vu brûler jusqu’au dernier de ces papiers.

« Le lendemain, la Gazette de la Cour contenait un bulletin signé des trois médecins, disant que S. A. la princesse héréditaire avait une inflammation du cerveau et avait passé une nuit sans sommeil et agitée. Plusieurs bulletins de ce genre furent publiés jour sur jour. Toutes ses dames, sauf deux, furent dispensées de leur service. On plaça des gardes en dedans et en dehors de ses portes. On cloua ses fenêtres, de façon que toute évasion fût impossible ; et vous savez ce qui eut lieu dix jours après. Les cloches des églises, toute la nuit, et les prières des fidèles furent demandées pour une personne in extremis. Le matin parut une gazette encadrée de noir, qui annonçait que la haute et puissante princesse Olivia-Marie-Ferdinande, épouse de S. A. S. Victor-Emmanuel, prince héréditaire de X…, était morte dans la soirée du 24 janvier 1769.

« Mais savez-vous comment elle mourut, monsieur ? C’est aussi un mystère. Weissenborn, le page, joua un rôle dans cette sombre tragédie ; et le secret était si terrible, que jamais, croyez-moi, jusqu’à la mort du prince Victor, je ne le révélai.

« Après le fatal esclandre que la princesse avait fait, le prince fit venir Weissenborn, et après lui avoir imposé le secret dans les termes les plus solennels (celui-ci n’en parla qu’à sa femme bien des années après ; il n’est vraiment pas de secret au monde que les femmes ne puissent savoir si elles le veulent), il lui donna la commission mystérieuse que voici :

« Il y a, dit Son Altesse, sur la rive de Kehl, en face de Strasbourg, un homme dont le nom vous fera aisément trouver la demeure ; ce nom est M. de Strasbourg. Vous vous informerez de lui tranquillement et sans faire faire de remarques ; peut-être ferez-vous mieux d’aller pour cela à Strasbourg, où le personnage est parfaitement connu. Vous prendrez avec vous un camarade sur lequel vous puissiez tout à fait compter. Souvenez-vous-en, votre vie à tous deux dépend du secret. Vous vous assurerez d’un moment où M. de Strasbourg sera seul, ou seulement en compagnie des domestiques avec lesquels il vit (j’ai moi-même visité cet homme par accident à mon retour de Paris