Page:Thackeray - Mémoires de Barry Lyndon.djvu/179

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Ceci, je le niai, citant plusieurs cas dans lesquels j’étais venu à bout des caractères de femme les plus intraitables.

« Elles vous battront en fin de compte, mon Alcibiade de Tipperary. Sitôt que vous serez marié, croyez-en ma parole, vous serez maté. Voyez-moi, j’ai épousé ma cousine, la plus noble et la plus grande héritière de l’Angleterre, épousé presque malgré elle (ici un nuage sombre passa sur les traits de sir Charles Lyndon). C’est une femme faible. Vous la verrez, monsieur ; vous verrez à quel point elle est faible ; mais elle est la maîtresse. Elle a rempli d’amertume toute ma vie. C’est une bête, mais elle a été plus forte qu’une des meilleures têtes de la chrétienté. Elle est énormément riche, mais, je ne sais comment, je n’ai jamais été si pauvre que depuis que je suis marié. Je croyais m’en trouver mieux, et elle m’a rendu misérable et m’a tué. Et elle en fera autant à mon successeur, quand je serai parti.

— Est-ce que milady a une fortune très-considérable ? » dis-je.

À ces mots, sir Charles partit d’un violent éclat de rire et ne me fit pas rougir médiocrement de ma gaucherie ; le fait est que le voyant dans l’état où il était, je n’avais pu m’empêcher de spéculer sur la chance qu’aurait un homme entreprenant d’épouser sa veuve.

« Non, non ! dit-il en riant, monsieur Barry, si vous tenez à la paix de votre âme, ne songez pas à chausser mes souliers quand ils seront vacants. D’ailleurs, je ne pense pas que milady Lyndon voulût tout à fait condescendre à épouser un…

— Épouser un quoi, monsieur ? dis-je en fureur.

— Laissons cela ; mais l’homme qui l’aura s’en mordra les doigts, je vous en réponds. La peste soit d’elle ! Sans l’ambition de mon père et la mienne (il était son oncle et son tuteur, et ne voulait pas laisser sortir de la famille un tel butin), j’aurais pu mourir paisiblement, du moins porter en paix ma goutte au tombeau, vivre dans ma modeste habitation de May Fair ; toutes les maisons de l’Angleterre m’auraient été ouvertes, et maintenant, maintenant j’en ai six à moi, et chacune d’elles est un enfer. Méfiez-vous des grandeurs, monsieur Barry. Que mon exemple vous serve de leçon. Depuis que je suis marié et que je suis riche, je suis la plus misérable créature du monde. Regardez-moi : je suis mourant, estropié, usé jusqu’à la corde à cinquante ans. Le mariage m’a vieilli de quarante années. Quand j’enlevai lady Lyndon, il n’y avait pas d’homme de mon âge qui eût l’air aussi jeune. Imbécile que j’étais ! J’avais bien assez avec mes pensions, ma liberté complète, la meilleure société d’Europe ; et je renonçai à tout cela, et je me mariai, et je fus