Page:Thackeray - Mémoires de Barry Lyndon.djvu/185

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Il y a peu de gens aussi honnêtes que moi, car il y en a peu qui avouent leurs motifs réels, et il m’est bien égal de confesser les miens. Ce que disait sir Charles Lyndon était parfaitement vrai. J’avais fait connaissance avec lady Lyndon dans des vues ultérieures. « Monsieur, lui dis-je quand nous nous rencontrâmes seuls après la scène que j’ai décrite et les plaisanteries qu’il avait faites sur moi, c’est à ceux qui gagnent de rire. Vous avez été fort divertissant, il y a quelques jours, à propos de mes intentions sur votre femme. Eh bien ! si elles sont ce que vous les croyez, si j’ai envie de chausser vos souliers, eh bien, après ? Je n’ai pas d’autres intentions que celles que vous eûtes vous-même. Je puis bien promettre sous serment d’être capable d’autant d’égards pour milady Lyndon que vous lui en avez témoigné ; et, si je fais sa conquête quand vous serez mort et enterré, corbleu ! chevalier, croyez-vous que la peur de vous voir revenir de l’autre monde me détournera de mon projet ? »

Lyndon se prit à rire comme d’ordinaire, mais il était un peu déconcerté ; évidemment j’avais le dessus dans la discussion, et autant de droit que lui de chercher fortune.

Mais un jour il dit : « Si vous épousez une femme telle que milady Lyndon, faites-y bien attention, vous le regretterez. Vous pleurerez la liberté dont vous jouissiez jadis. Par Georges ! capitaine Barry, ajouta-t-il avec un soupir, ce que je regrette le plus dans ma vie, peut-être parce que je suis vieux, blasé et mourant, c’est de n’avoir jamais eu un attachement vertueux.

— Ah ! ah ! une fille de laitière ! dis-je en riant de l’absurdité.

— Eh bien ! pourquoi pas une fille de laitière ? Mon bon ami, j’ai été amoureux dans ma jeunesse, comme le sont la plupart des gentilshommes, de la fille de mon précepteur, Hélène, une grosse fille plus âgée que moi, comme de raison (ceci me fit souvenir de mes petites aventures amoureuses avec Nora Brady, aux jours de mon adolescence), et savez-vous, monsieur, que je regrette de tout mon cœur de ne l’avoir point épousée ? Il n’y a rien de tel, monsieur, que d’avoir à la maison une vertueuse bête de somme, soyez-en sûr. Cela donne du piquant à nos jouissances dans le monde, croyez-en ma parole. Aucun homme n’a besoin de se restreindre ni de se refuser un seul amusement à cause de sa femme ; au contraire, s’il choisit bien sa bête, il la choisira de façon à ce qu’elle ne soit point un obstacle à son plaisir, mais une consolation à ses heures d’ennui. Par exemple, j’ai la goutte : qui est-ce qui me soigne ? Un mercenaire, qui me vole toutes les fois qu’il le peut. Ma femme ne vient jamais auprès de