Page:Thackeray - Mémoires de Barry Lyndon.djvu/195

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Ils me donnèrent les meilleurs chevaux de leur écurie pour me transporter dans la direction de Dublin, et les plus fortes cordes pour harnais ; et nous marchâmes assez bien, et il n’y eut pas de rencontre entre les voleurs et les pistolets dont Fritz et moi étions pourvus. Nous couchâmes cette nuit-là à Kilcullen, et le lendemain, avec quatre chevaux à mon carrosse, cinq mille guinées dans ma bourse, et une des plus brillantes réputations d’Europe, je fis mon entrée dans la ville de Dublin, dans cette ville que j’avais quittée petit mendiant à l’âge de onze ans.

Les habitants de Dublin ont un tout aussi louable désir de connaître les affaires de leurs voisins que les habitants de la campagne ; et il est impossible à un gentilhomme, quelque modestes que soient ses désirs (et il est notoire que les miens l’ont été toute ma vie), d’entrer dans cette capitale sans avoir son nom imprimé dans chaque endroit où il y a un journal, et mentionné dans une foule de sociétés. Mon nom et mes titres coururent toute la ville le lendemain de mon arrivée. Un grand nombre de gens civils me firent l’honneur de se présenter à mon logement quand j’en eus fait choix ; et c’était un soin d’une immédiate nécessité, car les hôtels de la ville n’étaient que des trous vulgaires, qui ne pouvaient convenir à un gentilhomme aussi fort à la mode et aussi élégant que je l’étais. J’en avais été prévenu par des voyageurs sur le continent ; et ayant résolu d’arrêter tout de suite un logement, j’ordonnai aux postillons de parcourir lentement les rues, jusqu’à ce que j’eusse choisi un endroit convenable à mon rang. Cette combinaison, et les questions maladroites de mon Allemand Fritz, qui était chargé de prendre des renseignements aux différentes maisons, jusqu’à ce que nous fussions tombés sur un appartement convenable, attirèrent une foule immense autour de ma voiture, et quand notre choix fut arrêté, vous auriez supposé que j’étais le nouveau général des troupes, tant était grande la multitude qui nous suivait.

Je louai enfin un bel appartement dans Capel-street, payai aux postillons en guenilles qui m’avaient conduit un bon pourboire, et m’installant dans mon logis avec mes bagages et Fritz, priai mon hôte de me trouver un second homme pour porter ma livrée, une couple, de vigoureux porteurs de chaises bien famés avec leur machine, et un cocher qui eût à me louer de beaux chevaux pour mon carrosse, ainsi que des chevaux de selle de bon service à vendre. Je lui donnai une forte somme d’avance ; et je vous promets que l’effet de ma demande fut tel, que le len-