Page:Thackeray - Mémoires de Barry Lyndon.djvu/208

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Où en voulez-vous venir, au nom du ciel, monsieur Barry ? dit le jeune seigneur.

— J’en veux venir à ceci, que j’aime passionnément lady Lyndon ; que je ne lui suis… ou plutôt que je ne lui étais point indifférent ; que je l’aime éperdûment en ce moment même, et que je mourrai moi-même ou tuerai l’homme qui me sera préféré.

Vous, épouser la plus grande héritière et le plus noble sang d’Angleterre ? dit lord George avec hauteur.

— Il n’est pas de sang plus noble que le mien, répondis-je ; et, je vous le dis, je ne sais si je dois ou non espérer. Mais ce que je sais, c’est qu’il fut un temps où, tout pauvre que je suis, la grande héritière ne dédaignait pas d’abaisser ses regards sur ma pauvreté, et que tout homme pour l’épouser devra auparavant passer sur mon cadavre. Il est heureux pour vous, ajoutai-je d’un air sombre, que lors de ma rencontre avec vous, je n’aie pas su que vous eussiez des vues sur milady Lyndon. Mon pauvre enfant, vous êtes un garçon de cœur, et je vous aime. Mon épée est la première de l’Europe, et vous seriez étendu dans un lit plus étroit que celui que vous occupez à présent.

— Enfant ! dit lord George, je n’ai pas quatre ans de moins que vous.

— Vous avez quarante ans de moins comme expérience. J’ai passé par tous les degrés de la vie. Par mon habileté et ma hardiesse, j’ai fait moi-même ma fortune. J’ai assisté à quatorze batailles rangées comme simple soldat, et j’ai été vingt-trois fois sur le terrain, et je n’ai jamais été touché qu’une fois, et c’était par l’épée d’un maître d’armes français, que je tuai. J’ai débuté dans la vie à dix-sept ans ; j’étais un mendiant, et me voici, à vingt-sept, avec vingt mille guinées. Supposez-vous qu’un homme de mon courage et de mon énergie peut ne pas venir à bout de tout ce qu’il tente, et, qu’ayant des droits sur la veuve, je ne les ferai pas valoir ? »

Ce discours n’était pas d’une exactitude parfaitement littérale (car j’avais multiplié mes batailles rangées, mes duels et ma fortune de quelque chose) ; mais je vis qu’il faisait l’impression que j’avais voulu produire sur l’esprit du jeune gentilhomme, qui écoutait mes allégations avec un sérieux tout particulier, et que je laissai présentement les digérer.

Une couple de jours après, je revins le voir, et je lui apportai quelques-unes des lettres échangées entre moi et milady Lyndon.

« Tenez, dis-je, regardez ; je vous la montre en confidence,