Page:Thackeray - Mémoires de Barry Lyndon.djvu/215

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

perruque rousse, sous laquelle il était impossible de reconnaître le brillant et élégant Redmond Barry), j’étais au fait des mouvements de la veuve, de façon à la surprendre. Je savais d’avance les lieux publics où elle irait ; ils étaient peu nombreux, à cause de son veuvage : et partout où elle paraissait, à l’église ou au parc, j’étais toujours prêt à lui offrir son livre, ou à trotter à cheval à la portière de son carrosse.

Un bon nombre des lettres de Sa Seigneurie contenaient le plus étrange fatras qu’ait jamais écrit un bas-bleu. Je ne connais pas de femme qui prît et jetât de côté une quantité plus grande de bonnes amies. Elle se mit bientôt à écrire à plusieurs de ces chères créatures au sujet de mon indigne personne, et ce fut avec une extrême satisfaction que je remarquai enfin que la veuve se prenait d’une peur terrible de moi, m’appelant sa bête noire, son esprit de ténèbres, son sanguinaire adorateur, et mille autres noms qui indiquaient l’excès de son inquiétude et de son effroi. C’était : « Le misérable a suivi ma voiture tout le long du parc ; » ou  « Mon Destin m’a poursuivie à l’église ; » et : « Mon inévitable adorateur m’a donné la main pour sortir de ma chaise chez le mercier, » etc. Mon désir était d’augmenter en elle ce sentiment de crainte, et de lui faire croire que j’étais une personne à laquelle il était impossible d’échapper.

Dans ce but, je payai une devineresse qu’elle consulta, comme le faisaient à cette époque une foule des personnes les plus bêtes et les plus distinguées de Dublin, et qui, quoique la comtesse y fût allée sous le costume d’une de ses femmes de chambre, ne manqua pas de reconnaître son véritable rang, et de lui décrire, comme son futur mari, son persévérant adorateur Redmond Barry, esq. Cet incident la troubla beaucoup. Elle en écrivit à ses correspondantes dans des termes de stupéfaction et de terreur. « Ce monstre, écrivait-elle, peut-il, en effet, ce dont il se vante, faire plier le destin lui-même sous sa volonté ? Peut-il me contraindre à l’épouser, quoique je le déteste cordialement, et m’amener comme une esclave à ses pieds ? L’horrible regard noir de ses yeux de serpent me fascine et m’épouvante ; il semble me poursuivre partout ; et, même lorsque je ferme mes yeux, ce regard terrible me traverse la paupière et est encore sur moi. »

Quand une femme commence à parler ainsi d’un homme, âne est celui qui ne vient pas à bout d’elle ; et, pour ma part, je la suivais en tous lieux, et me posais en face d’elle, et « la fascinais du regard, » comme elle disait, fort assidûment. Lord George Poynings, son ancien adorateur, gardait, pendant ce temps, la chambre avec sa blessure, et avait paru déterminé à renoncer à