Page:Thackeray - Mémoires de Barry Lyndon.djvu/24

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cueillir des groseilles à maquereau pour mon dessert, et ne pensant qu’aux groseilles, j’en jure sur l’honneur, je tombai sur miss Nora et sur une de ses sœurs (avec laquelle elle était amie pour le moment), qui prenaient toutes deux cette même distraction.

« Comment s’appellent en latin les groseilles à maquereau, Redmond ? » dit-elle. Elle était toujours à vous larder de ses plaisanteries, poking her fun, comme disent les Irlandais.

« Je sais le mot latin pour oie, dis-je.

— Et qu’est-ce que c’est ? s’écria miss Mysie, aussi impertinente qu’un paon.

« À vous le paquet, » dis-je (car jamais je n’ai manqué de repartie) ; et là-dessus nous nous mîmes à attaquer le groseillier, riant et causant aussi heureux que possible. Dans le cours de notre divertissement, Nora trouva moyen de s’égratigner le bras, et il saigna, et elle cria, et il était extrêmement rond et blanc, et je le bandai, et je crois qu’elle me permit de lui baiser la main ; et quoique ce fût une main aussi grosse et aussi peu élégante que vous en ayez jamais vu, cependant je considérai cette faveur comme la plus enivrante qui m’eût jamais été accordée, et retournai à la maison dans le ravissement.

J’étais un garçon beaucoup trop simple pour déguiser aucun des sentiments qu’il m’arrivait d’éprouver à cette époque, et il n’y eut pas une des huit filles de Castle Brady qui ne fût bientôt instruite de ma passion et ne plaisantât et complimentât Nora sur son galant.

Les tourments de jalousie que la cruelle coquette me fit endurer furent horribles. Elle me traitait tantôt comme un enfant, tantôt comme un homme. Elle m’abandonnait toujours lorsqu’arrivait un étranger.

« Car, après tout, Redmond, disait-elle, vous n’avez que quinze ans, et vous n’avez pas une guinée au monde. » Sur quoi je jurais que je deviendrais le plus grand héros qui fût jamais sorti de l’Irlande, et je faisais vœu d’avoir assez d’argent, avant l’âge de vingt ans, pour acheter un domaine six fois grand comme Castle Brady. Toutes vaines promesses que je ne tins pas, comme de raison ; mais je ne fais pas de doute qu’elles influèrent sur la première partie de ma vie, et qu’elles me firent faire les grandes actions pour lesquelles j’ai été célèbre, et que je raconterai bientôt dans leur ordre.

Il faut que j’en dise une, afin que mes jeunes lectrices sachent ce qu’était Redmond Barry, et quel courage et quelle indomp-