Page:Thackeray - Mémoires de Barry Lyndon.djvu/240

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jeu une profession, il n’y prend part que par passe-temps comme le reste du monde, ce qu’il y a de certain c’est que dans les saisons de 1774-5 je perdis beaucoup d’argent chez Whithe et au Cocotier, et fus forcé pour subvenir à mes pertes d’emprunter largement sur les annuités de ma femme, sur l’assurance de sa vie, etc. Les conditions auxquelles je me procurais ces sommes nécessaires, et les déboursés qu’exigeaient mes embellissements étaient, comme de raison, fort onéreux, et rognaient considérablement la fortune ; et c’étaient quelques-uns de ces papiers-là que milady Lindon (qui était d’un esprit étroit, timide et avare) refusa plusieurs fois de signer, jusqu’à ce que je l’eusse persuadée, comme je l’ai fait voir ci-dessus.

Mes opérations sur le turf doivent être mentionnées, comme faisant partie de mon histoire à cette époque ; mais franchement, je n’ai pas un plaisir particulier à me rappeler mes faits et gestes à Newmarket. J’ai été effroyablement étrillé et dupé dans presque toutes mes transactions ; et quoique je susse monter un cheval aussi bien que qui que ce fût en Angleterre, je n’étais pas de la force des seigneurs anglais quand il s’agissait de parier pour lui. Quinze ans après que mon cheval bai Bulow, de Sophy Hardcastle par Éclipse, eut perdu à Newmarket, quoiqu’il y fût le favori, je sus qu’un noble comte, dont je tairai le nom, était entré dans son écurie le matin de la course, et la conséquence fut qu’un cheval, sur lequel on ne comptait pas, gagna, et que votre humble serviteur en fut pour quinze mille livres. Les étrangers n’avaient aucune chance aux courses de cette époque, et quoique, ébloui par la splendeur et la fashion assemblées là, et entouré des plus grands personnages du pays, les princes du sang, avec leurs femmes et leurs brillants équipages, le vieux Grafton, avec son singulier entourage, et des hommes tels qu’Ancaster, Sandwich, Lorn, — un homme eût dû se croire certain d’avoir affaire à de beaux joueurs, et n’être pas médiocrement fier de la société qu’il fréquentait, cependant je vous promets que, toute haute qu’elle était, il n’y avait pas de réunion d’hommes en Europe qui sût voler plus élégamment, duper un étranger, corrompre un jockey, ou falsifier un livre de paris. Moi-même je ne pouvais pas tenir tête à ces joueurs accomplis des plus hautes familles de l’Europe. Était-ce mon manque de style, ou mon manque de fortune ? je ne sais. Mais maintenait que j’étais arrivé au comble de mon ambition, mon habileté et mon bonheur semblaient m’abandonner à la fois. Tout ce que je touchais s’écroulait sous ma main ; toutes mes spéculations manquaient ; chaque agent en qui j’avais confiance