Page:Thackeray - Mémoires de Barry Lyndon.djvu/27

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et je n’ai dansé avec elle que parce que… parce que… la personne avec laquelle je comptais danser a trouvé bon de s’occuper ailleurs toute la nuit.

— Mais il y avait mes sœurs, dit le coussinet, riant sans se contraindre, dans la conscience orgueilleuse de sa supériorité ; et quant à moi, mon cher, je n’ai pas été cinq minutes dans la salle que j’étais engagée pour chaque danse.

— Étiez-vous obligée de danser cinq fois avec le capitaine Quin ? » dis-je ; et, oh ! l’étrange et délicieux charme de la coquetterie, je crois que miss Nora Brady, à vingt-trois ans qu’elle avait, éprouva un saisissement de joie en pensant qu’elle avait un tel pouvoir sur un innocent de quinze ans.

Comme de raison, elle répondit qu’elle ne se souciait nullement du capitaine Quin, qu’il dansait joliment, à la vérité, et qu’il babillait assez agréablement, qu’il avait bonne mine, aussi, dans son uniforme ; et s’il avait eu l’idée de l’inviter à danser, comment pouvait-elle le refuser ?

— Mais vous m’avez refusé, Nora ?

— Oh ! je puis danser avec vous tous les jours de la vie, repartit miss Nora en secouant la tête ; et danser avec son cousin au bal, il semble qu’on n’ait pas pu trouver d’autre cavalier. D’ailleurs, » dit Nora, — et ce fut là un coup douloureux et cruel qui montrait quel pouvoir elle avait sur moi, et comme elle en usait sans pitié, — « d’ailleurs, Redmond, le capitaine Quin est un homme, et vous n’êtes qu’un enfant !

— Si jamais je le retrouve, m’écriai-je avec un jurement, vous verrez quel est le plus homme des deux. Je me battrai avec lui à l’épée ou au pistolet, tout capitaine qu’il est. Un homme, vraiment ! je me battrai avec n’importe quel homme, avec tous les hommes ! Est-ce que je n’ai pas tenu tête à Mick Brady à l’âge de onze ans ? Est-ce que je n’ai pas rossé Tom Sullivan, cette grande brute, qui en a dix-neuf ? Est-ce que je n’ai pas fait son affaire au sous-maître français ? Oh ! Nora, c’est cruel à vous de me railler ainsi ! »

Mais Nora avait cette nuit-là l’humeur railleuse, et elle poursuivit ses sarcasmes, et elle expliqua que le capitaine Quin était déjà connu pour un vaillant soldat, fameux comme homme à la mode à Londres, et que Redmond pouvait fort bien se vanter de rosser des maîtres d’études et des fils de fermiers, mais que se battre avec un Anglais, c’était toute autre chose.

Alors elle se mit à parler de l’invasion, et des affaires militaires en général, du roi Frédéric (qu’on appelait alors le héros protestant), de M. Thurot et de sa flotte, de M. Conflans et de