Page:Thackeray - Mémoires de Barry Lyndon.djvu/37

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mouchoir ; et le ramassant, je m’y cachai le visage, et éclatai en sanglots tels, que pour rien au monde je n’aurais voulu alors que personne en fût témoin. Le ruban froissé que j’avais jeté à Quin était par terre dans l’allée, et je restai là des heures, aussi malheureux qu’aucun homme en Irlande, je crois, pour le moment. Mais ce monde est bien variable ! quand nous considérons combien grands nous semblent nos chagrins, et combien petits ils sont en réalité, combien nous sommes persuadés que nous mourrons de douleur, et combien vite nous oublions, m’est avis que nous devrions être honteux de notre humeur volage. Car, après tout, quel besoin a le temps de nous apporter des consolations ? Dans le cours de mes nombreuses aventures et de mon expérience, je ne suis peut-être pas tombé sur la femme qu’il me fallait, et j’ai oublié, au bout de peu de temps, chacune des créatures que j’adorais ; mais je pense que, si j’étais tombé juste, mon amour aurait duré toujours.

Je dus rester plusieurs heures à me lamenter sur ce banc du jardin, car c’était dans la matinée que j’étais venu au château de Brady, et ce fut la cloche du dîner qui, en sonnant comme de coutume à trois heures, me tira de ma rêverie. Bientôt je ramassai le mouchoir et repris le ruban. Comme je traversais les communs, je vis que la selle du capitaine était toujours accrochée à la porte de l’écurie, et j’aperçus son odieuse brute de valet en habit rouge qui faisait le fanfaron avec les laveuses de vaisselle et les gens de la cuisine.

« L’Anglais est encore là, master Redmond, me dit une des servantes (une fille sentimentale aux yeux noirs, attachée au service des demoiselles). Il est là dans le parloir, avec une délicieuse rouelle de veau ; entrez, et ne vous laissez pas décontenancer par lui, master Redmond. »

Et j’entrai, et pris place au bas de la grande table, et mon ami le maître d’hôtel m’apporta promptement un couvert.

« Holà, Reddy, mon garçon ! dit mon oncle ; debout, et bien ? À la bonne heure !

— Il serait mieux chez lui avec sa mère, grommela ma tante.

— Ne faites pas attention à elle, dit l’oncle Brady ; c’est l’oie froide qu’elle a mangée à déjeuner qui ne lui passe pas. Prenez un verre de liqueur, mistress Brady, à la santé de Redmond. » Il était clair qu’il ne savait point ce qui était arrivé ; mais Mick, qui était à dîner aussi, et Ulick et presque toutes les filles avaient la mine excessivement sombre, et le capitaine l’air bête ; et miss Nora, qui était à côté de lui, semblait près de pleurer. Le capitaine Fagan était là souriant, et moi, l’air froid comme