Page:Thackeray - Mémoires de Barry Lyndon.djvu/44

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aux yeux, vous êtes selon mon cœur. Tant que Jack Fagan vivra, vous ne manquerez jamais d’un ami ou d’un second. »

Le pauvre diable ! six mois après, il était tué en portant des ordres à milord George Sackville, à Minden, et je perdis par là un excellent ami. Mais nous ignorons ce qui nous est réservé, et cette soirée-là, du moins, fut joyeuse. Nous eûmes une seconde bouteille et une troisième aussi (je pouvais entendre chaque fois ma pauvre mère descendre l’escalier, mais elle ne les apportait point dans le parloir, et les envoyait par le sommelier, M. Tim), et nous nous séparâmes enfin, lui s’engageant à convenir de tout le soir même avec le second de M. Quin, et à venir m’informer dans la matinée du lieu choisi pour la rencontre. J’ai souvent songé depuis à tout ce qu’il y aurait de différent dans ma destinée, si, à cet âge précoce, je n’étais pas tombé amoureux de Nora, et si, en jetant un verre de vin à la face de Quin, je ne m’étais pas attiré ce duel. J’aurais pu, sans cela, m’établir en Irlande (car miss Quinlan était une héritière à vingt milles de nous, et Peter Brucke, de Kihvangan, laissa à sa fille Judy 700 livres de rente, et j’aurais pu avoir l’une ou l’autre, si j’avais attendu quelques années). Mais il était dans ma destinée de mener une vie errante, et ce duel avec Quin me fit courir le monde de très-bonne heure, comme vous verrez bientôt.

Jamais je ne dormis d’un sommeil plus profond ; cependant je m’éveillai un peu plus tôt que de coutume, et vous pouvez bien croire que ma première pensée fut pour l’événement du jour, auquel j’étais pleinement préparé. J’avais plume et encre dans ma chambre. N’avais-je pas écrit la veille ces vers à Nora, comme un pauvre sot amoureux que j’étais ? Alors donc je me mis à écrire une couple de lettres ; elles seraient peut-être, me dis-je, les dernières que j’écrirais de ma vie. La première était à ma mère. « Honorée madame, écrivais-je, cette lettre ne vous sera remise que si je tombe sous les coups du capitaine Quin, avec qui je me mesure aujourd’hui au champ d’honneur, à l’épée et au pistolet. Si je meurs, c’est en bon chrétien et en gentilhomme ; comment serais-je autrement ayant été élevé par une mère telle que vous ? Je pardonne à tous mes ennemis, je vous demande votre bénédiction, en fils soumis. Je désire que ma jument Nora, dont mon oncle m’a fait cadeau, et à qui j’ai donné le nom de la plus déloyale des femmes, soit renvoyée au château de Brady, et que vous donniez mon épée à poignée d’argent à Phil Purcell, le garde-chasse. Présentez mes devoirs à