Page:Thackeray - Mémoires de Barry Lyndon.djvu/93

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

« Cette maison, monsieur, était l’auberge dans laquelle vous aussi, si j’ai bien jugé, vous avez été pris. Je ne fus pas plutôt dedans, que trois racoleurs se jetèrent sur moi, me dirent que j’étais un déserteur et leur prisonnier, et me sommèrent de leur remettre mon argent et mes papiers, ce que je fis en protestant solennellement de mon sacré caractère. Le tout se composait de mon sermon manuscrit, de la lettre de recommandation du prorecteur Nasenbrumm, qui prouvait mon identité, et de trois groschen quatre pfennigs en cuivre. Il y avait déjà vingt-quatre heures que j’étais dans le chariot, quand vous arrivâtes dans cette maison. L’officier français qui était couché en face de vous, celui qui cria quand vous lui marchâtes sur le pied, car il était blessé, avait été amené peu d’instants avant votre arrivée. Il avait été pris avec ses épaulettes et son uniforme, et déclina ses nom et qualités ; mais il était seul (je crois que c’était quelque affaire de cœur avec une dame hessoise qui l’avait empêché de se faire accompagner), et, comme les individus aux mains desquels il est tombé tireront plus de profit de lui comme recrue que comme prisonnier, on lui fait partager notre sort. Il n’est pas le premier, il s’en faut de beaucoup, qu’on ait ainsi capturé. Un des cuisiniers de M. de Soubise, et trois acteurs d’une troupe qui était dans le camp français, plusieurs déserteurs de vos troupes anglaises (on entraîne les hommes en leur disant qu’on ne fouette pas au service de Prusse), et trois Hollandais ont été pris en outre.

— Et vous, dis-je, vous qui étiez sur le point d’obtenir un bénéfice avantageux, vous qui avez tant de savoir, n’êtes-vous pas indigné de cette violence ?

— Je suis Saxon, dit le candidat, et l’indignation ne sert à rien. Voilà cinq ans que notre gouvernement est écrasé sous le talon de Frédéric, et je pourrais aussi bien espérer merci du grand Mogol. Et puis, à vrai dire, je ne suis pas mécontent de mon lot ; j’ai vécu tant d’années avec deux sous de pain, que les rations de soldat seront un luxe pour moi. Que me fait plus ou moins de coups de canne ? Tous ces maux-là sont passagers, et par conséquent supportables. Dieu aidant, je ne tuerai jamais un homme ; mais j’ai quelque curiosité d’éprouver sur moi-même l’effet de la passion de la guerre, qui a exercé une si grande influence sur la race humaine. C’est pour la même raison que je suis décidé à épouser Amalia, car un homme n’est pas un Mensch complet, tant qu’il n’est pas père de famille, ce qui est une condition de son existence, et par conséquent un devoir de son éducation. Amalia devra attendre ; elle est à l’abri du besoin,