Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/112

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l’heure par les formules les plus diverses, même les plus opposées. « Prendre un sentiment net des côtés par où nous blesse la société actuelle, la renier en soi ! Ah ! que chacun fasse cette tâche et ce sera le monde transformé »[1], écrit M. Barrès dans l’Ennemi des Lois qui est l’hyperbole de son individualisme. On écrirait fort bien, dans le cadre de la même formule, pour résumer les Amitiés Françaises qui sont, sur l’autre versant, l’hyperbole de son déterminisme historique : « Prendre un sentiment net des côtés par où nous crée la patrie, la construire en soi ! Ah ! que chacun fasse cette tâche et ce sera la France transformée. » La différence spécifique des deux formules serait peu de chose, à côté de leur genre commun qui tient tout entier dans les deux syllabes : en soi, manomètre qui indique à peu près, en l’une et en l’autre, le même degré d’« échauffement par la vie ». Et les Amitiés Françaises suivent exactement L’Ennemi des Lois comme le fruit la fleur. Les paysages des Amitiés, de Sion-Vaudémont à Lourdes sont convoqués, pour la formation d’un jeune Français, à la même œuvre que l’Abbaye de Thélème qui termine l’Ennemi des Lois. « Ici, dans une atmosphère épurée de toutes les idées mortes, se forment de jeunes individus qui, à ne respirer rien que de vivant, épanouiront cette sensibilité nouvelle que nécessite le nouvel aspect du monde. Oui, dans ce plein air, c’est un laboratoire de sensibilité »[2]. Les Amitiés tournent vers le passé ce que l’Ennemi orientait vers l’avenir, elles sont, elles aussi, un laboratoire de sensibilité. Non un nouvel aspect du monde, mais « quand chacun de nous tourne la tête sur son épaule, il voit une suite indéfinie de mystères, dont les âges les plus récents s’appellent la France »[3]. Le Jardin de Bérénice, le verger de l’Ennemi des Lois se sont agrandis ; mais de même que Louis XIV tenait à garder intact comme noyau de Versailles le rendez-vous de chasse de Louis XIII, M. Barrès a prolongé par les longues ailes de son palais nationaliste l’oratoire égotiste demeuré entier.

Ce qu’on appelle l’évolution de M. Barrès est simplement une démarche, la plus ordinaire, de la vie. « Toute bête, écrivait M. Barrès dans l’Ennemi des Lois, c’est près de nous, dans une outre agréable à voir, un peu de vie pure de mélange pédant »[4]. Les premiers livres

  1. Les Déracinés, p. 21.
  2. Id., p. 210.
  3. Scènes et Doctrines, p. 181.
  4. L’Ennemi des Lois, p. 206.