Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/116

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Être dans une nouvelle étape ne vaudra que pour classer froidement toutes les émotions que le long des siècles il a créées. Moi, fils par l’esprit des hommes de désir, je n’engendrerai qu’un froid critique ou un bibliothécaire. Celui-là dressera méthodiquement le catalogue de mon développement, que j’entrevois déjà, mais où je mêle trop de sensibilité. Puis la série sera terminée[1]. » Ainsi chaque instant de la formation de cette croûte s’accompagne du Qualis artifex pereo !

Fils des romantiques, il sait retrouver chez eux ceux de leurs mouvements qui concordent à cette formation de sa coquille. « Tout ce qu’il y a de mauvais et d’irritant chez George Sand, c’est son romantisme de désorbitée, de désencadrée. Tout ce qu’elle a de santé, c’est le régionalisme. Tant qu’elle n’eut point trouvé son terrain, sa pente et son cours, elle faisait une force de destruction. Cette protestante qui avait des sens se querellait elle-même et nous obligeait à prendre partie dans son éloquente anarchie intérieure. Enfin, avec beaucoup d’énergie et une rare sûreté d’instinct, elle sut se conquérir un milieu, une tradition »[2]. La métaphore de l’eau courante signifie la même réalité que la précédente. L’image de George Sand sert à M. Barrès pour décrire ici le mouvement intérieur sous lequel il aperçoit sa vie propre : une figure analogue à celle de la Moselle que descendent Sturel et Saint-Phlin. Les anciens donnaient aux fleuves des figures humaines. Nous donnons à l’âme la figure de nos cours d’eau familiers.

C’est à l’égard de M. Barrès un {{Corr|lien}lieu} commun de la critique que de dénoncer la figure égotiste de ses doctrines nationalistes, d’élargir ironiquement autour de lui le Jardin de Bérénice. Évidemment lui-même sait parfois à quoi s’en tenir et des observations comme celle-ci valent pour tout homme, quoi qu’en pense l’hypocrisie : « Certaines idées à l’ordinaire ne sont publiquement signalées qu’après qu’on leur permet d’atteindre les hautes altitudes, et pourtant, si l’on veut qu’elles soient intelligibles, il fait remarquer de quelles basses régions de notre âme elles furent propulsées… Fusées qui dans un ciel noir s’élèvent du plus profond de notre égoïsme et montent, montent semer des éblouissements mystérieux, cependant qu’elles laissent, une seconde, entrevoir une plaine livide »[3]. La vérité est que l’égotisme

  1. Un Homme Libre, p. 188.
  2. Amori et Dolori sacrum, p. 77.
  3. Les Amitiés Françaises, p. 98.