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De la Lorraine de l’Homme Libre M. Barrès passe à la Vallée de la Moselle de l’Appel au Soldat, et de là à la Sainte Odile d’Au Service de l’Allemagne. Du paysage allégorique la manière s’élargit au paysage d’histoire.

Inversement M. Barrès pensera en grand artiste la nation sous la figure d’une personne. Dans la Lorraine de l’Homme Libre on discerne l’influence du grand écrivain qui modela plus qu’aucun autre M. Barrès, Michelet, et du Tableau de la France. Probablement aussi l’influence de Taine, du morceau brillant sur la Champagne dans La Fontaine et ses Fables lu à seize ans dans une bibliothèque de quartier. De même, dans le nationalisme de M. Barrès, on discerne vivement le cœur de Michelet sous la raison de Taine, l’œuvre des deux lectures entrecroisées. Michelet appelle quelque part l’Angleterre un empire, l’Allemagne une race, la France une personne. Ainsi, pour M. Barrès, dans la psychologie et le sentiment de la France-personne se mêleront, se coloreront l’un l’autre égotisme et nationalisme. L’habitude de fixer son regard sur la complexité des analyses intérieures dispose l’esprit à saisir les complications délicates que sont, dans l’espace et dans le temps, des nations. Dans l’espace : « Ce procédé de concevoir nos expériences propres comme des accidents de l’histoire éternelle de notre nation, un peu pédant aux yeux des Parisiens, est, je crois, très approprié à des esprits formés sur la frontière franco-allemande »[1]. L’acuité, l’inquiétude du sens national sera aussi vif chez un Français de Lorraine qui vit sous l’œil des Germains que l’acuité, l’inquiétude du sens intérieur l’étaient chez un adolescent élevé sous l’œil des Barbares et sans cesse froissé par eux. Dans le temps, M. Barrès plus que personne a éprouvé quelles séries contradictoires d’hommes sont réunies sous notre unité apparente, quelle opposition entre nos heures, nos années, nos visages successifs. S’étonnera-t-il de voir les mêmes différences dans le passé d’une nation, refusera-t-il d’accepter ces différences moins qu’il n’accepte les siennes ? « Chacun refait l’histoire de France… Nous trouverons un profit plus certain à nous confondre avec toutes les heures de l’histoire de France, à vivre avec tous ses morts, à ne nous mettre en dehors d’aucune de ses expériences… Sans doute toutes ces oscillations ne sont pas à la mesure de la raison individuelle. Il semble qu’il vaudrait mieux ne pas se développer dans de telles incertitudes et contradic-

  1. Au service de l’Allemagne, p. 62.