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du repos acquis à nos morts[1]. » On songe à la Vigne et la Maison dont surnagent d’ailleurs ici des vers entiers :

Des monts vaporisés l’azur tiède et liquide
S’y fond avec l’azur des cieux.

En même temps M. Barrès est un fils spirituel de Michelet et de Taine. Il semble que le premier ait été, de ses influences intellectuelles, la forme féminine, et le second la forme mâle. Le sentiment de la Terre et des Morts tend à devenir chez lui une doctrine, une vue de l’intelligence, et la nécessité de se trouver une philosophie politique l’a dirigé encore dans ce sens. Dans le morceau de l’Homme Libre sur la Lorraine, le parti d’imagination et d’allégorie est franc. La Lorraine sert de décor à un individu, aux nuances d’une âme. La Vallée de la Moselle est certainement moins originale, moins nerveusement primesautière : mais elle offre plus de solidité, et, en somme, un modelé plus savant. De l’Homme Libre à l’Appel au Soldat la rivière a approfondi son cours, s’est enfoncée en des terrains plus anciens, nous montre à nu une variété de coupes géologiques plus riche : « Il faut comprendre le système général de ces contreforts qui soulèvent, creusent et enserrent le pays. Une race est née entre leurs bras, avec la mâchoire forte et la tête carrée, célèbre par son entêtement. Comme des divinités assoupies, toujours pareilles à elles-mêmes, les Vosges sont assises dans l’éminente splendeur du midi et au romanesque couchant du soleil et dans le tombeau étoilé de la nuit. Belle assemblée de montagnes, forte et paisible, et si salutaire qu’à nos nerfs mêmes elle donne une discipline ! De ces colosses immobiles naît la frivolité, la pente, la fuite. La Moselle est la délégation de leurs énergies intimes[2]. » Je parlais de coupes. Si l’on sait lire une carte géologique littéraire on reconnaîtra dans chacune de ces lignes où est le Chateaubriand, où est le Michelet, où est le Taine, où est le Barrès. On comprend que les deux cyclistes, Sturel et Saint-Phlin jouissent (le mot revient à chaque page) de sentir l’histoire leur expliquer le paysage, s’émerveillent de découvrir eux-mêmes ce qu’on ne leur a pas enseigné au lycée. Et ces promenades sont bien des leçons. La Vallée de la Moselle me fait penser au vieux et bon Tour de France par deux enfants. La pédagogie que Saint-Phlin veut appliquer à l’éducation de son fils

  1. Les Amitiés Françaises, p. 213.
  2. L’Appel au Soldat, p. 288.