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clairvoyant et fiévreux[1] ». Mais il est aussi difficile de réunir les deux natures que les deux sexes. L’imagination aidera un Racine ou un Flaubert à se faire, pour épouser flexiblement la nature féminine et pour l’incarner dans un personnage vivant, une âme féminine. L’art fournit ainsi un substitut de cette bi-sexualité qui devrait, nous le sentons obscurément, appartenir à l’être complet. Il en est de même des deux natures, celle de sensation et celle d’analyse. M. Barrès compare l’image de Bérénice à « ces œufs de Pâques, dit-il, dont les couleurs m’émouvaient si fort que je ne voulais pas les manger[2] ». Voilà bien le choix malgré tout nécessaire entre sentir et analyser. L’analyste est celui qui ne mange pas ses œufs de Pâques, le sensitif est celui qui les mange, mais alors, pour celui-ci, ils deviennent des œufs ordinaires et n’ont plus rien de pascal. Heureusement l’imagination est là. L’analyste évoque et goûte le plaisir qu’il aurait à manger ce bel œuf qu’il garde, et le sensitif, après le repas, reste mélancolique devant son rêve accompli. L’une des deux natures demeure toujours pour l’autre un idéal, un demain, une possibilité de sortie. Quand M. Barrès — et en général quand un artiste — vit l’une, il crée un personnage qui vive l’autre. Après avoir proclamé, à Jersey, qu’il faut sentir le plus possible en analysant le plus possible, il ajoute : « Je remarque que pour analyser avec conscience et avec joie mes sensations, il me faut à l’ordinaire un compagnon. » Le compagnon c’est le support de l’analyse. Le même ne pourrait porter à la fois et dans leur plénitude les deux fruits.

Il est des âmes qui réalisent dans cet exercice de l’imagination, dans ce romanesque souverain, une vie parfaitement heureuse. Tel n’est point le cas de M. Barrès. La culture de la seule imagination lui figure une fumée de rôti qui laisse sec le pain mangé dans son odeur. « C’est un grand dépit d’être enfermé dans un corps et dans un siècle, quand on se sent les loisirs et le goût de vivre tant de vies[3] ». Accumuler ainsi, comme des essences, plusieurs vies, plusieurs idées de vie, voilà au fond l’existence de l’homme de lettres. Si ces essences coexistent, elles ne sont que dans l’imagination, et restent vaines. Si l’une est réalisée et d’autres sacrifiées, ces autres crient misère. Telle, dit-il, « cette trop forte vie parisienne qui créait en moi la volonté,

  1. Un Homme Libre, p. 41.
  2. Le Jardin de Bérénice, p. 17.
  3. Un Homme Libre, p. 70.