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fille, emploie sa soumission à s’étendre sur la table psychologique. C’est cela que Philippe aime en elle, c’est pour cela que Philippe s’aime en elle. Quand Bérénice l’a quitté, il recueille un chien égaré, agissant toujours « avec douceur envers un être qui avait de beaux yeux et de la tristesse[1]. » Seulement il ne faut pas que cet être ait une âme à lui, que sa part de soumission soit entamée, qu’il soit gâté par le succès, il faut qu’il soit maintenu humilié : « Je pleurais dans la solitude, dit à Philippe l’ombre de Bérénice, mais peut-être allais-je me consoler : tu me poussas dans les bras de Charles Martin pour que j’y pleure encore[2]. » Charles Martin fait de Bérénice sa femme légitime, et prétend qu’elle soit heureuse : il va changer l’étang aux belles fièvres en marais de carpes. Bouteiller a appris aux élèves du lycée de Nancy que Bérénice est « une fin en soi ». Voilà les Adversaires. Il faut que Bérénice soit toute « à l’instinct et à la race » qui en même temps qu’ils la maintiennent intéressante et pleurante fournissent l’essentiel de ses idées à un programme politique.

Tout poète, tout écrivain délicat et complet éprouve une fois au moins le besoin de formuler une somme de la nature féminine, telle qu’il la conçoit idéalement, telle qu’en fermant sa paupière au dernier jour il en emportera l’image : la Graziella de Lamartine, l’Eva d’Alfred de Vigny, la Salammbô de Flaubert, l’Hérodiade de la poésie symboliste. Bérénice demeure dans l’œuvre de M. Barrès ce confluent de tout ce qu’il éprouve de féminin dans son moi idéal, de tout ce qui dans l’ensemble contradictoire de la nature féminine lui paraît particulièrement mériter la tendresse, suggérer des musiques, de l’émotion, de la beauté. Les œuvres conçues sous un tel signe demeurent ordinairement, comme les enfants de l’amour, les plus favorisées, celles que le sentiment public se plaît à marier au génie de l’auteur. Certes Bérénice est descendue moins profondément dans les couches populaires et dans le public des livres à bon marché qu’Aphrodite. Mais, pour l’opinion littéraire, elle demeure liée plus qu’aucune de ses autres créations au nom de M. Barrès. Elle est chère entre toutes aux barrésiens d’autrefois, elle permet l’ironie aux adversaires dont M. Barrès s’est formé au cours de sa vie politique une riche collection. Les uns l’aiment en Bérénice, les autres aiment Bérénice contre lui. Se promène-t-il aujourd’hui volontiers dans un jardin où l’âne et les canards

  1. Le Jardin de Bérénice, p. 104.
  2. Id., p. 119.